Raplh Waldo vs Georges Diderot. Deux hommes face à face, enfoncés dans les fauteuils, l'alcool leur monte à la tête, le bar ferme, dernière consommation, ils récidivent cul sec, et voilà qu'ils sortent, et s'étreignent sous la pluie, Ralph Waldo chancelle ses lunettes à la main, mon ambition est toujours d'intervenir le moins possible, il crie le bras tendu vers ce qu'il croit être la direction du pont, il s'agit toujours de trouver la forme la plus légère, la plus pure, la plus moderne, une interprétation du paysage, voilà ce que je donne, il ruisselle et s'époumone, heureux en cet instant, et Diderot visualisant intérieurement la mécanique gigantesque du chantier, le déploiement des forces, la dépense physique des hommes, hagards et sales en fin de journée, le bruit assourdissant des machines, les liasses de billets comptés et recomptés un à un par des doigts crasseux avant de se plier en petits carrés au fond de portefeuilles de cuir, les accidents qui menacent et ceux qui arrivent, les faces fermées des Indiens et les gestes violents des hommes de Detroit, discernant soudain Summer concentrée sur ses bétons et Sanche minuscule au pied de ses grues, embrassant tout cela avec Katherine au beau milieu au volant de son engin, se laisse submerger par l'émotion — une interprétation du paysage ! —, un rire silencieux le secoue tandis que l'architecte marche à grands pas vers le fleuve, le torse obliquant vers le sol, comme s'il pénétrait une bourrasque adverse, Diderot s'accroche maintenant à la voix de Waldo qui taille le vent et déclame : un troisième paysage, pas la soudure de deux zones, Georges, un nouveau paysage ! Waldo a passé un bras sous celui de Diderot et ainsi accrochés, ils s'acheminent vers le fleuve, bourrés, pleins d'allant, avancent aimantés par les berges, la promenade plantée d'arbres, les petits bancs, les buissons, bientôt hypnotisés par le grondement des eaux, les signes curvilignes tracés en surface, les filaments bulleux — des messages à la craie illisibles sur un tableau noir — qui se désagrègent en quelques secondes.
Maylis de Kerangal, Naissance d'un pont, Paris, Verticales Gallimard, 2010, p. 206-207.