On imagine bien, en sens inverse, l'attraction qu'ont pu et peuvent exercer ailleurs des mots pour nous moins exotiques, ou même dénués de tout effet de distance, comme Amérique, Europe, Occident, consommation, circulation. Certains lieux n'existent que par les mots qu'ils évoquent, non-lieux en ce sens ou plutôt lieux imaginaires, utopies banales, clichés. Ils sont contraire du non-lieu selon Michel de Certeau, le contraire du lieu dit (dont on ne sait, presque jamais, qui l'a dit et ce qu'il dit). Le mot, ici, ne creuse pas un écart entre la fonctionnalité quotidienne et le mythe perdu : il crée l'image, produit le mythe et du même coup le fait fonctionner (les téléspectateurs restent fidèles à l'émission, les Albanais campent en Italie en rêvant d'Amérique, le tourisme se développe).
Mais les non-lieux réels de la surmodernité, ceux que nous empruntons quand nous roulons sur l'autoroute, faisons les courses au supermarché ou attendons dans un aéroport le prochain vol pour Londres ou Marseille ; ont ceci de particulier qu'ils se définissent aussi par les mots ou les textes qu'ils nous proposent : leur mode d'emploi en somme, qui s'exprime selon les cas de façon prescriptive ("prendre la file de droite"), prohibitive ("défense de fumer") ou informative ("vous entrez dans le Beaujolais") et qui a recours tantôt à des idéogrammes plus ou moins explicites et codifiés (ceux du code de la route ou des guides touristiques), tantôt à la langue naturelle. Ainsi sont mises en place les conditions de circulation dans des espaces où les individus sont censés n'interagir qu'avec des textes sans autres énonciateurs que des personnes "morales" ou des institutions (aéroports, compagnies d'aviation, ministère des Transports, sociétés commerciales, police de la route, municipalités) dont la présence se devine vaguement ou s'affirme plus explicitement ("le Conseil général finance cette tranche de route", "l'État travaille à l'amélioration de vos conditions de vie"), derrière les injonctions, les conseils, les commentaires, les "messages" transmis par les innombrables "supports" (panneaux, écrans, affiches) qui font partie intégrante du paysage contemporain.
Les autoroutes en France ont été bien dessinées et elles révèlent des paysages, parfois presque aériens, très différents de ceux que peut apercevoir le voyageur qui emprunte les routes nationales ou départementales. On est passé avec elles du film intimiste aux grands horizons des westerns. Mais ce sont des textes disséminés sur le parcours qui disent le paysage et en explicitent les secrètes beautés. On ne traverse plus les villes, mais les points remarquables sont signalés par des panneaux où s'inscrit un véritable commentaire. Le voyageur est en quelque sorte dispensé d'arrêt et même de regard. Ainsi est-il prié sur l'autoroute du sud d'accorder quelque attention à tel village fortifié du XIIIe siècle ou à tel vignoble renommé, à Vézelay, "colline éternelle", ou encore aux paysages de l'Avallonais ou de Cézanne lui-même (retour de la culture dans une nature elle-même dérobée mais toujours commentée). Le paysage prend ses distances, et ses détails architecturaux ou naturels sont l'occasion de texte, parfois agrémenté d'un dessin schématique lorsqu'il apparaît que le voyageur de passage n'est en réalité pas vraiment en situation de voir le point remarquable signalé à son attention et se trouve dès lors condamné à tirer du plaisir de la seule connaissance de sa proximité.
Le parcours autoroutier est donc doublement remarquable : il évite, par nécessité fonctionnelle, tous les hauts lieux dont il nous rapproche ; mais il les commente ; les stations-service ajoutent à cette information et se donnent de plus en plus l'allure de maisons de la culture régionale, proposant quelques produits locaux, quelques cartes et quelques guides qui pourraient être utiles à celui qui s'arrêterait. Mais la plupart de ceux qui passent ne s'arrêtent pas, justement ; ils repassent éventuellement, chaque été ou plusieurs fois par an ; en sorte que l'espace abstrait qu'ils sont conduits régulièrement à lire plus qu'à regarder leur devient à la longue étrangement familier, comme à d'autres, plus fortunés, le vendeur d'orchidées de l'aéroport de Bangkok ou le duty-free de Roissy I.

Marc Augé, Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p. 120-123.