Elle aboutit concrètement à des modifications physiques considérables : concentrations urbaines, transferts de population et multiplication de ce que nous appellerons "non-lieux", par opposition à la notion sociologique de lieu, associée par Mauss et toute une tradition ethnologique à celle de culture localisée dans le temps et l'espace. Les non-lieux, ce sont aussi bien les installations nécessaires à la circulation accélérée des personnes et des biens (voies rapides, échangeurs, aéroports) que les moyens de transport eux-mêmes ou les grands centres commerciaux, ou encore les camps de transit prolongé où sont arqués les réfugiés de la planète. Car nous vivons une époque, sous cet aspect aussi, paradoxale : au moment même où l'unité de l'espace terrestre devient pensable et où se renforcent les grands réseaux multinationaux, s'amplifie la clameur des particularismes ; de ceux qui veulent rester seuls chez eux ou de ceux qui veulent retrouver une patrie, comme si le conservatisme des uns et le messianisme des autres étaient condamnés à parler le même langage : celui de la terre et des racines.
Marc Augé, Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p. 47-48.