Cette idée était relativement simple : il n'y a pas de fondement (ou de socle immuable) à la communauté des hommes qui serait par principe soustrait au débat. La communauté est politique dans la mesure où, consciente de la contingence de ses fondements et de leur violence latente, elle est disposée à remettre sans cesse en jeu des origines. Elle est démocratique dans la mesure où, cette ouverture permanente sur le large ayant été garantie, la vie de l'État acquiert un caractère public ; les pouvoirs sont placés sous le contrôle des citoyens ; et ces derniers sont libres de chercher et de faire valoir, sans cesse et chaque fois qu'il le faut la vérité, la raison, la justice et le bien commun. À égalité, d'état de droit et de publicité. De fait, il ne suffit plus d'invoquer ses mythes d'origine pour légitimer l'ordre démocratique dans les sociétés contemporaines.
Au demeurant, si la force des démocraties modernes a toujours découlé de leur capacité à se réinventer et à inventer constamment non seulement leur forme, mais aussi leur idée ou concept, c'était souvent au prix de la dissimulation ou de l'occultation est on ne peut plus paradoxale, voire chaotique. Elle montre, dans tous les cas, à quel point l'ordre démocratique, dans la diversité de ses trajectoires, est notoirement équivoque.
D'après le récit consacré, les sociétés démocratiques seraient de sociétés pacifiées. C'est ce qui les distinguerait des sociétés de guerriers. La brutalité et la violence physique y auraient été sinon bannies, du moins maîtrisées. Du fait du monopole de la force au profit de l'État et de l'intériorisation des contraintes par les individus, le corps à corps par lequel s'exprimait la violence physique dans la société médiévale jusqu'à la Renaissance aurait cédé la place à l'autocontrainte, à la retenue et à la civilité. Cette nouvelle forme de gouvernement des corps, des conduites et des affects aurait conduit à la pacification des espaces sociaux.
À la violence des corps se serait substituées la force des formes. La régulation des comportements, le gouvernement des conduites, la prévention du désordre et de la violence s'effectueraient dorénavant par le biais de rituels pleinement acceptés [1]. En imposant une distance entre individus, formes et rituels contribueraient à une civilisation des mœurs par les mœurs. Du coup, les sociétés démocratiques ne reposeraient point, comme les régimes monarchiques ou tyranniques, sur le principe de l'obéissance à l'égard d'un homme fort, seul capable d'octroyer à la société la possibilité de se discipliner. Dans une large mesure, leur force résiderait dans la force de leurs formes [2].
Achille Mbembe, Politiques de l'inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 26-27.
[1] Norbert Ellias, La société de cours, Calmann-Lévy, Paris, 1969 ; La Civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, Paris, 1973 ; La dynamique de l'Occident, Calmann-Lévy, Paris, 1975.
[2] Erving Goffman, Les Rites d'interaction, Minuit, Paris, 1974.