Un jeune homme aux jambes fortes, grand, la bouche épaisse, est assis dans le R.E.R. sur un siège en bordure de l'allée centrale. De l'autre côté, une femme avec un petit garçon de deux ou trois ans sur les genoux, qui regarde tout autour de lui, comme suffoqué d'étonnement, puis demande "comment le monsieur ferme les portes". Sans doute la première fois qu'il prend le R.E.R. L'un et l'autre, le jeune homme et l'enfant, me rapportent à des moments de ma vie. L'année du bac, en mai, lorsque D., grand, lèvres fortes, comme le garçon là-bas, m'attendait à la sortie des cours, près de la poste. Plus tard, le temps où mes fils étaient petits et découvraient le monde.
D'autres fois, j'ai retrouvé des gestes et des phrases de ma mère dans une femme attendant à la caisse du supermarché. C'est donc au-dehors, dans les passagers du métro ou du R.E.R., les gens qui empruntent l'escalator des Galeries Lafayette et d'Auchan, qu'est déposée mon existence passée. Dans des individus anonymes qui ne soupçonnent pas qu'ils détiennent une part de mon histoire, dans des visages, des corps, que je ne revois jamais. Dans doute suis-je moi-même, dans la foule des rues et des magasins, porteuse de la vie des autres.

Annie Ernaux, Journal du dehors, Paris, Gallimard, 1993, p. 106-107.