Les formes elles aussi deviennent plus autonomes, elles s'écartent toujours davantage d'une morphologie du corps humain et de l'effort — pourtant elles y font toujours allusion d'une façon ou d'une autre.
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Soit l'exemple de la main, dont nous avons vu l'importance dans le gestuel de contrôle. Tous les objets modernes se veulent d'abord maniables (c'est presque l'équivalent de "fonctionnel"). Mais quelle est cette "main" en fonction de laquelle leurs formes se profilent ? Ce n'est plus du tout l'organe de préhension où aboutit l'effort, ce n'est plus que le signe abstrait de la maniabilité, à laquelle se conforment d'autant mieux les boutons, les manettes, etc., que l'opération en soi, ne requiert plus de travail manuel et se situe ailleurs. Nous retrouvons ici, sur le plan morphologique, le mythe de la naturalité dont nous avons parlé auparavant : le corps humain ne délègue plus que les signes de sa présence aux objets dont le fonctionnement est par ailleurs autonome. Il délègue ses "extrémités". Et les objets "se profilent" de leur côté en fonction de cette significations morphologique abstraite. Il y a là un système de collusion de formes où il n'est plus fait qu'allusion à l'homme[1]. C'est ainsi que la forme de l'objet "épouse" la main. C'est ainsi que le fauteuil Airborne "épouse" les formes de votre corps : une forme en épouse une autre. L'outil, l'objet traditionnel n'"épousait" pas du tout les formes de l'homme : il en épousait l'effort et le geste — par ailleurs le corps de l'homme s'imposait aux objets à fin d'un travail matériel. Aujourd'hui le corps de l'homme ne semble plus être là que comme raison abstraite de la forme accomplie de l'objet fonctionnel. La fonctionnalité n'est donc plus l'imposition d'un travail réel, mais l'adaptation d'une forme à une autre (la manette à la main) et, à travers elle, l'élision, l'omission des processus réel de travail.
Les formes, ainsi dégagés des fonctions pratiques et du gestuel humain, deviennent relatives les unes aux autres et à l'espace qu'elles "rythment". C'est là aujourd'hui notre définition du "style" des objets : le mécanisme en étant virtuel ou sous-entendu (quelques gestes simples l'évoquent dans sa puissance sans le rendre présent, le corps efficace de l'objet reste illisible), seule la forme est présente qui vient l'envelopper de sa perfection, de sa "ligne", qui vient comme "habiller" et omettre une énergie abstraite et cristallisée. Comme on voit dans l'évolution de certaines espèces animales, la forme s'extériorise autour de l'objet comme une carapace. Fluide, transitive, enveloppante, elle unifie les apparences, dépassant vers un ensemble cohérent la discontinuité angoissante des divers mécanismes. Dans ces ambiances fonctionnelles, une clôture continue de lignes (en même temps que des matières : chrome, émail, plastique) rétablit l'unité d'un monde dont le geste humain assurait jadis l'équilibre en profondeur.

Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 74-76.

[1] De même que, dans le domaine de l'ambiance, il n'était plus fait qu'allusion à la nature.