Avec crainte ou espoir, je ne sais, je poussai le portail. Contre toute attente, il céda. J'avançai, harcelé par la tourmente. Le ciel et la terre m'enjoignaient d'agir ainsi. La porte de la maison, elle aussi, était entrouverte. Une rafale de pluie me fouetta le visage et j'entrai.
À l'intérieur, on avait enlevé le carrelage et je marchai sur des touffes d'herbe. Il flottait dans la maison une odeur douceâtre, nauséabonde. À gauche, ou à droite, je ne sais pas bien, je butai sur une rampe en pierre. Je montai précipitamment. Presque inconsciemment, je manoeuvrai l'interrupteur et donnai de la lumière.
La salle à manger et la bibliothèque, dont j'avais gardé le souvenir, ne formaient plus, la cloison de séparation ayant été abattue, qu'une seule grande pièce vide ne contenant qu'un ou deux meubles. Je n'essaierai pas de les décrire car je ne suis pas sûre de les avoir vus, malgré l'aveuglante lumière. Je m'explique. Pour voir une chose il faut la comprendre. Un fauteuil présuppose le corps humain, ses articulations, ses divers membres ; des ciseaux, l'action de couper. Que dire d'une lampe ou d'un véhicule ? Le sauvage ne perçoit pas la bible du missionnaire ; le passager d'un bateau ne voit pas les mêmes cordages que les hommes d'équipage. Si nous avions une vision réelle de l'univers, peut-être pourrions-nous le comprendre.
Aucune des formes insensées qu'il me fut donné de voir cette nuit-là ne correspondait à l'être humain ni à un usage imaginable. J'éprouvai du dégoût et de l'effroi. Je découvris dans l'un des angles de la pièce une échelle verticale qui menait à l'étage supérieur. Les larges barreaux de fer, dont le nombre ne devait pas dépasser la dizaine, étaient disposés à des intervalles irréguliers. Cette échelle, qui postulait l'usage de mains et de pieds, était compréhensible et j'en éprouvai un certain réconfort. J'éteignis la lumière et me tins un moment aux aguets dans l'obscurité. Je n'entendis pas le moindre bruit, mais la présence de ces objets échappant à l'entendement me troublait. Au bout d'un moment, je me décidai.
Arrivé en haut, je tournai de nouveau d'un main craintive un commutateur. Le cauchemar qu'était l'étage inférieur s'amplifiait et se déchaînait à celui-ci. On y voyait beaucoup d'objets, ou quelques-uns seulement mais qui s'imbriquaient les uns dans les autres. Je me souviens maintenant d'une sorte de longue table d'opération, très haute, en forme de U, avec des cavités circulaires à ses extrémités. Je pensai que c'était peut-être le lit de l'habitant, dont la monstrueuse anatomie se révélait ainsi, de manière oblique, comme celle d'un animal ou d'un dieu, par son ombre.
Jorge Luis Borges, "There are more things", in Le livre des sables, 1975, trad. Françoise Rosset, Paris, Folio Gallimard 1978, p. 67-69.