La moindre fonction des innombrables sièges qui remplissent les revues de mobilier et de décoration est sans doute de permettre aux gens de s'asseoir. S'asseoir pour se reposer, s'asseoir à une table pour y manger. La chaise ne gravite plus autour de la table. C'est le siège aujourd'hui qui prend son sens et auquel se subordonnent les tables basses. Or, ce sens n'est plus de posture corporelle, mais de position réciproque des interlocuteurs. La disposition générale des sièges et l'échange subtil des positions au cours d'une soirée par exemple, constitue à soi seul un discours. Les sièges modernes (du pouf au canapé, de la banquette au fauteuil-relaxe) mettent partout l'accent sur la sociabilité et l'interlocution : loin d'accuser la position assise dans ce qu'elle peut avoir de spécifique de la confrontation, ils favorisent une espèce de position universelle de l'être social moderne. Plus de lits pour être couché, plus de chaises pour être assis[1], mais des sièges "fonctionnels" qui font de toutes les positions (et donc de toutes les relations humaines) une synthèse libre. Tout moralisme en est exclu : vous ne faites plus face à personne. Impossible de s'y mettre en colère, impossible d'y débattre ou d'y chercher à convaincre. Ils conditionnent une socialité assouplie, sans exigence, ouverte, mais sur le jeu. Du fond de ces sièges, vous n'avez plus à soutenir le regard d'autrui ni à fixer le vôtre sur lui : ils sont ainsi faits que les regards sont justifiés de n'avoir qu'à se promener sur les autres personnes, l'angle et la profondeur du siège ramenant "naturellement" les regards à mi-hauteur, à une altitude diffuse où ils sont rejoints par les paroles. Ces sièges répondent peut-être à une préoccupation fondamentale : n'être jamais seul, mais jamais non plus en face à face.

Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 61-63.

[1] Seules, devant la table où on mange, les chaises se font droites et prennent une connotation paysanne : mais c'est là un processus culturel réflexe.