En 1840, Catharine Beecher publie Treatise on Domestic Economy (Traité d'économie domestique), le premier recueil d'une série d'ouvrages populaires prodiguant des conseils pour aménager sa maison en vertu de principes hygiénistes et fonctionnalistes. De la lumière aux recettes de cuisine, de l'aménagement des pièces au rangement des vivres, la maison est entièrement revisitée par Beecher du point de vue de son organisation rationnelle. Réimprimé chaque année entre 1841 et 1856 tant il est apprécié, l'ouvrage précède d'autres best-sellers comme The American Woman's Home (La maison de la femme américaine) en 1869, Letters to Persons Who Are Engaged in Domestic Service (Lettres aux personnes qui travaillent dans la maison) en 1842 et Letters to the People on Health and Happiness (Lettres sur la santé et le bonheur) en 1855.
À partir de l'organisation fonctionnelle du travail dans les usines, Beecher applique des principes scientifiques qui permettent à la ménagère d'économiser du temps et de s'épargner une fatigue inutile. Par exemple, elle invente la surface de préparation des aliments ou "plan de travail", qui permet de réunir sur une seule surface horizontale tout ce qui doit être découpé, émincé, taillé, etc., afin que cette étape de la préparation puisse être coordonnée et simplifiée sans que la cuisinière n'ait à se déplacer inutilement. Ce parti pris annonce les lois du fonctionnalisme qui s'imposent rapidement. Elles sont indissociables de la célèbre maxime "la forme suit la fonction telle est la loi" énoncée à partir de l'observation de la flore par l'architecte Louis Sullivan (1856-1924) en 1896 dans un article, "Le gratte-ciel de bureaux considéré dans une perspective artistique", publié dans le Lippinscott Journal, une revue de culture générale de Philadelphie.
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Sullivan justifie ce rapport de causalité entre la forme et la fonction en architecture à partir d'un parallèle qu'il dresse avec la nature. Selon lui, tous les éléments existants disposent d'une apparence et d'une forme structurelle qui a des raisons d'être et qui répond à une utilité bien précise. Il souligne que l'existence et la pérennité des formes répond toujours à une fonction précise : "Un architecte doit respecter la croissance naturelle logique et poétique d'un immeuble à partir de sa condition (…) glorifier l'UTILITÉ (sic)[1]" À partir de cette présentation, et dès la fin du XIXe siècle, le fonctionnalisme, fréquemment convoqué pour justifier la production des formes, s'impose. On attend qu'il établisse une correspondance productive et rationnelle, que les formes rendent compte explicitement de leur fonction, et que toute production qui n'y plierait pas soit bannie. Peu à peu, se met en place l'idée adjacente selon laquelle la beauté des formes ne tient qu'à une tension de causalité entre forme et fonction, et cette dernière devient la première condition d'existence du design. C'est dans cette perspective de totalité fonctionnelle que Beecher envisage la maison et qu'elle préconise une répartition rationnelle des équipements, des aliments et de l'espace. Et elle réfléchit autant à la quantité de lumière nécessaire pour accomplir une tâche particulière, qu'elle invente la première un système d'eau courante nécessaire à la préparation des repas dans la cuisine, ou qu'elle inventorie les produits et les range astucieusement à portée de main, etc., le tout en fonction d'une utilisation quotidienne, efficace et pratique.

En plus d'être considérée comme la pionnière de la rationalisation à la maison, Beecher crée les écoles pour jeunes filles : The Hartford Female Seminary (Le séminaire des femmes d'Hartford) en 1824 ; The Western Female Institute (L'institut occidental des femmes) et The Ladies Society for Promoting Eductaion in the West (La société des dames pour la promotion de la culture dans l'Ouest). Elle publie des best-sellers, acquiert la reconnaissance de ses pairs et développe divers projets d'aménagement. En la considérant comme l'expression du sacrifice naturel et du dévouement de la femme à l'homme, curieusement, Beecher incarne le point de départ d'une généalogie de féministes pour qui la maison constitue l'espace de la réforme sociale, tout en représentant aussi la sauvegarde des valeurs patriarcales. Dans le même temps, Beecher envisage la maison comme un lieu automatisé qui peut se passer de domestiques ; raison pour laquelle la plomberie et les équipements technologiques jouent un rôle de première importance, et ce, non pas dans le droit fil de l'efficacité prônée par la logique machiniste et capitaliste en plein essor, mais parce qu'elle devrait pouvoir convaincre de la viabilité de l'abolition de l'esclavage dont elle anticipe les répercutions sur le travail des femmes. Avec sa jeune sœur Harriet Beecher Stowe (1811-1896), auteur de Uncle's Tom Cabin (La Case de l'oncle Tom), Catherine Beecher cosigne l'ouvrage The American Woman's Home (La maison de la femme américaine) en 1869, assumant pleinement une double position féministe et abolitionniste. C'est ainsi que dès ses prémices, celle que l'on peut considérer comme la proto-designer par excellence, ouvre la voie à une lignée de femmes engagées dans des conceptions proches du design à venir et qui, pour ce faire, s'appuie sur une dimension plus politique et plus idéologique que strictement fonctionnaliste.

Alexandra Midal, Design, introduction à l'histoire d'une discipline, 2009, Paris, Pocket Univers Poche, p. 23-26.

[1] Louis H. Sullivan, Kindergarten Chats and Other Writings, (1re éd. 1901-02), New York, Wittenborn Art Books, 1965.