Je n'ai pas eu non plus de difficulté pour trouver des chaises, car le "club sportif" en avait fait venir en quantité pour son jardin ; mais il me fallait encore d'autres objets dans cette pièce ; je considérais qu'il m'était impossible de vivre sans une table, en ayant besoin pour lire et écrire, faire mon métier de professeur si élémentaire qu'il fût, en ayant besoin même pour manger à mon aise.

Or, si les plus riches Égyptiens de Minieh avaient chez eux de nombreux meubles, lourds, stupidement somptueux ; épaissement dorés, dans un style Louis XV surcharge, tapissés de cretonnes à grosses fleurs, c'était en général du Caire qu'ils les faisaient venir, ou même, directement, des grands magasins de Paris ou Londres, et il n'y avait point à ce moment-là dans toute la ville une table à vendre.

Comme je n'avais, au début de mon séjour, à cause des lecteurs de l'administration royale, que fort peu d'argent, la seule solution étaient d'en faire fabriquer une par un de ces menuisiers d'ailleurs habiles, qui mettaient tout leur orgueil à réaliser très lentement des cintrages compliqués pour des buffets qu'ils espéraient capables de rivaliser avec ceux que parfois le train déchargeait,

d'acheter le bois, de faire un dessin côté pour expliquer exactement comment je la voulais,

puis d'aller voir tous les jours à l'atelier, pendant trois semaines, apprenant la patience et le fait qu'il n'est point possible de trouver en arabe un équivalent du français "trop tard", où on en était,

jusqu'au moment où je l'ai vue, cette table désirée, vernie, avec un tiroir comme je l'avais spécialement demandé, mais beaucoup trop haute, de telle sorte qu'il m'a fallu scier, rescier les pieds, avant de pouvoir m'en servir.

Alors nous avons entrepris la réalisation d'une autre table similaire pour la salle à manger, dont nous avons fêté l'installation par un banquet ; puis, encouragé par ces beaux succès, je suis allé jusqu'à faire la commande et le dessin précis d'une petite armoire dont je ne sais si elle a été achevée avant ou après les fêtes de Noël, les dimensions que j'avais données ayant été respectées mais interverties, dans laquelle j'ai pu enfin ranger à l'abri de la poussière mon linge et mes livres que je n'avais pour ainsi dire pas pu sortir de ma cantine depuis mon arrivée de Paris.

Ainsi ces objets si familiers, ces objets qui n'avaient fait question pour moi en France, auxquels mes gestes étaient si liés, dont je savais bien que l'on pouvait se passer pendant quelque temps, pendant les vacances, lors d'un camp, mais que j'étais absolument sûr de retrouver quelques jours plus tard, lorsque je reviendrais à la vie normale, au travail,

qui étaient une donnée fondamentale de ce monde auquel j'appartenais, qui existaient dans tous les logements sans exception, dont la présence, dont le besoin, étaient absolument la règle,

ici m'apparaissaient comme le résultat d'un long désir, comme un luxe extraordinaire, lié à une classe riche qui, elle, avait le loisir de les faire venir d'Europe ou de les faire imiter interminablement par les artisans d'ici,

comme le résultat de toute une évolution culturelle particulière.

Lorsque je me promenais dans les rues de villages, je voyais l'intérieur des maisons à peu près vide, sauf le Primus, quelques jarres, une natte et des couvertures ;

Lorsque je me promenais dans les rues de Minieh, si semblables au premier abord à de tristes rues de villes du midi de la France, je savais qu'à l'intérieur de ces immeubles les pièces avaient un mobilier tout à fait rudimentaire par rapport à celui dont j'avais besoin, dont l'existence était impliquée par mes habitudes et ma façon d'être,

que mes collègues égyptiens, habillés comme moi, et même, je dois dire, beaucoup plus soigneusement que moi, avaient donc, quand ils rentraient chez eux, des gestes tous différents des miens.

J'en ai connu qui vivaient dans des appartements semblables à celui que j'habitais, avec plusieurs membres de leur famille qui étaient élèves au lycée, avec un seul pupitre pour tous dont ils se servaient à tour de rôle, avec leurs chemises fraîchement lavées disposées en tas dans un coin sur le carreau, recouvertes d'un papier pour les protéger un peu de la poussière, leurs costumes pendus les uns sur les autres à un clou planté dans le mur, comme ceux de Hassan dans la chambre à côté de la mienne.

Comment, dès lors, ne pas s'émerveiller de la table ?

Comment ne pas voir que parler de cet objet si simple c'est poser du même coup toute une civilisation d'un certain type, toute une région de l'histoire, et que l'introduction de tels objets à l'intérieur d'une culture à laquelle ils sont étrangers, ou bien, ce qui revient au même, l'adoption d'une éducation à l'européenne, absolument inévitable à cause de l'évidente supériorité technique de celle-ci, c'est-à-dire d'une éducation qui implique entre autres choses l'existence de ces objets, qui les appelle alors qu'ils ne sont pas encore là, provoque jusque dans les gestes les plus courants une perturbation et un désarroi gigantesque.

Michel Butor, Le génie du lieu [1958], Paris, Les cahiers rouges, Grasset, 2015, p. 91-94.