Dans sa maison de la rue de la Pépinière à Bruxelles, il fit placer un grand nombre de caisses qui avaient servie précédemment au transport d'œuvres d'art. En outre, il mit des cartes postales aux murs et projeta en permanence des diapositives d'œuvres d'art et de caricatures du dix-neuvième siècle. Au milieu de cet ensemble singulier, il invitait des amis, collègues et des amateurs à discuter du problème actuel de l'essence de l'art et du rôle de l'artiste. Broodthaers : "J'ai fait encore un pas supplémentaire en posant la question : quel est à la limite le rôle de ce qui dans notre société représente la vie artistique, c'est-à-dire : quel est le rôle du musée ?".
Le musée moderne propose un inventaire hiérarchisé du monde culturel en arrachant des objets à la vie sociale en les soumettant ensuite à un classement chronologique, stylistique ou thématique. Par une division en différents départements et sections, le musée de Broodthaers suggère une même approche. En réalité, la Section XIXème Siècle montre l'enveloppe vide de l'œuvre d'art. Les œuvres d'art elles-mêmes sont absentes, les caisses sont vides et ne rappellent la particularité de leur contenu originel que par l'intermédiaire d'inscriptions telles que "keep dry" et "with care".
Broodthaers montrait le musée comme le cadre institutionnel à l'intérieur duquel l'avenir de l'œuvre d'art est déterminé. En effet, le musée n'a pas seulement le pouvoir de reconnaître une œuvre d'art en tant que telle, mais également de neutraliser sa signification politique ou sociale. Comme le musée moderne se définit depuis le dix-neuvième siècle comme une institution neutre, a-politique, il perpétue soigneusement la séparation des dimensions sociale et artistique. Aussi n'est-ce pas pour rien que Broodthaers comparait le musée à la prison ou à l'hôpital. Isolé et bien à l'abri derrière les murs épais de l'institution, l'art est désormais inoffensif.
Broodthaers fait apparaître l'apparente neutralité du monde artistique institutionnel comme une stratégie politique. Cette stratégie est si efficace que même son propre musée n'échappe pas à son emprise. En effet, bien que le Musée d'Art Moderne fût né de l'agitation sociale et politique du moment, il ne tarda pas à se dégager de son contexte sociologique pour commencer à vivre d'une vie autonome. D'après Broodthaers, il s'agit-là, conformément aux règles, du sort réservé de façon inéluctable à toute œuvre d'art. Aussi ne se faisait-il guère d'illusions quant au pouvoir politique de l'œuvre d'art ou de l'artiste, et choisit-il une stratégie d'affirmation ironique afin de rendre précisément visibles, dans le cadre des conditions régnant dans le monde de l'art, les mécanismes qui déterminent son fonctionnement.

Anna Hakkens, "Permettez-moi de vous présenter… Marcel Broodthaers", in Marcel Broodthaers par lui-même, trad. Marnix Vincent, Gand/Paris, Ludion/Flammarion, 1998, p. 18-19.