Cette suggestion insidieuse d'absence est la force qu'offre la sculpture. C'est la force du vide, du trou, dans la vie humaine. L'art est notre reconnaissance d'une frontière entre être et être humain. Et cette reconnaissance insistante est ce que fait la sculpture, physiquement. Cet acte matériel d'acceptation est ce qui nous ébranle. C'est le contexte constant de la sculpture. Le sens de l'absence est le contexte au-delà du contenu de toute sculpture forte.

Mais l'absence n'est pas la perte. La perte est nostalgique ; elle est spécifique ; elle est comparative. L'absence ne l'est pas. C'est simplement un trou ; un trou nécessaire et inévitable, inéluctablement là. C'est un sens de quelque chose en plus et de quelque chose en moins ; jamais de quelque chose d'autre. Pourtant c'est toujours l'insaisissable contexte de toutes les autres choses. Car nous vivons sur la limite entre langage et culture ; nous nous tenons sur le rebord de leur absence irréparable, et réelle. Afin de les éprouver, de les utiliser, nous nous poussons de plus en plus près du bord de leur absence effrayante : voilà ce que signifie être humain.
Mais le vide est un vide changeant. Le trou est un trou mobile. Et l'art est son seul frein. Nous ne pouvons nous emparer du trou qu'en le constatant. Nous le tenons qu'en lui donnant forme. Le vide devient un lieu. C'est là le plus que nous puissions nous en approcher pour le toucher. Le vide devient le lieu de la nécessité absolue de lieu — car le lieu est, au sens propre, le mélange intime de signification humaine et d'espace naturel. Le vide devient le lieu de l'impossibilité de lieu. Il devient le lieu où l'homme et la culture se rencontrent pour la première fois. Il devient notre connexion directe avec le monde non humain. Il devient la reconnaissance impossible à prédire de cette connexion. Il devient le lieu continuellement fait et défait. Il devient l'impossibilité dévorante de tout accomplissement ; de toute certitude. Il devient le lieu de tout changement illisible et inévitable. Il devient le lieu de l'espace non situé, de l'espace non humanisé qui s'échappe. Il devient notre première vraie maison humaine. Il devient le lieu au-delà. Le lieu au-dessous. Il devient le monde rendu humain par l'art. Car le lieu est l'espace fait d'art ; fait par l'intrusion intentionnelle de signification humaine dans un matériau brut.
Et je sens cette arête vive du lieu dans tout art qui me touche. Je la sens de façon forte et perturbante. Je sens le lieu primordial de l'absence qui pousse vers le dehors. Je le sens qui me tire vers le dedans : dans le lieu où je ne peux aller, le lieu que je ne peux quitter. Je sens ce vide. Je le sens dans tout art qui m'a jamais intéressé et provoqué. Il m'emplit. Il me blesse. — Je connais ce lieu impossible. Et c'est ce qui m'anime.

Tel est le pouvoir particulier de la sculpture : c'est la présence de l'absence réellement présente. C'est le vide intangible finalement touché. C'est l'inconcevable absence de culture en quelque sorte rendue claire — faite lieu, rendue concevable afin d'être humaine ; afin d'être faite art.

Richard Nonas, Get Out, Stay Away, Come Back, À propos de la sculpture et de la sculpture en œuvre, trad. Mathilde Bellaigue, Dijon, Les Presses du Réel ; Chalon-sur-Saône, La vie des formes, 1995, p. 10-11.