La petite bourgeoisie planétaire s'est, en revanche, émancipée de ces rêves et a fait sienne l'aptitude du prolétariat au rejet de toute identité reconnaissable. Tout ce qu'il est, le petit-bourgeois l'annihile dans le geste même avec lequel il semble y adhérer obstinément : il ne connaît que l'inauthentique et l'impropre et va jusqu'à refuser l'idée d'une parole qui puisse lui être propre. Les différences de langues, de dialectes, de modes de vie, de caractère, de coutumes et même les particularités physiques de chacun, qui constituent la vérité et le mensonge des peuples et des générations qui se sont succédés sur terre, n'ont plus pour lui aucune signification, aucune capacité d'expression et de communication. Dans la petite bourgeoisie, les diversités qui ont marqué la tragi-comédie de l'histoire universelle sont exposées et recueillies au sein d'une vacuité fantasmagorique.
Mais l'absurdité de l'existence individuelle, héritée des sous-sols du nihilisme, a atteint entre-temps un tel degré qu'elle a perdu tout pathos et s'est transformée, ouvertement affichée, en exhibition quotidienne : rien ne ressemble plus à la vie de la nouvelle humanité qu'un film publicitaire d'où on aurait effacé toute trace du produit publicisé. Mais la contradiction du petit-bourgeois tient à ce qu'il cherche encore dans ce film le produit dont il a été frustré, en s'obstinant, malgré tout, à s'approprier une identité qui, en réalité, est devenue absolument impropre et insignifiante. Honte et arrogance, conformisme et marginalité constituent ainsi les pôles extrêmes de chacune de ses tonalités émotives.
Le fait est que l'absurdité de son existence se heurte à une dernière insanité, contre laquelle fait naufrage toute publicité : la mort. Avec celle-ci, le petit-bourgeois va au-devant de la dernière expropriation, de l'ultime frustration de l'individualité : la vie dans sa nudité, le pur incommunicable, où sa honte peut enfin trouver la paix. De cette manière, il couvre avec la mort le secret qu'il doit pourtant se résigner à avouer : même dans sa nudité, la vie, en fait, lui est impropre et purement extérieure, il n'est, pour lui, aucun abri sur terre.

Giorgio Agamben, La communauté qui vient, Théorie de la singularité quelconque, trad. Marilène Raiola, Paris, Seuil, 1990, p. 65-66.