Malheureusement, les bronzes coulés à partir de ces mains demandent à être montés sur un socle. Et les voilà fichés pédestrement sur une sorte d'estrade en guise de poignet, les doigts pointés vers le ciel en un geste plein de prétention prophétique. D'ordinaire, Rodin ne plaçait pas ces sculptures sur un socle, il les laissait en vrac dans des tiroirs de commode. "Il les saisissait avec tendresse, l'une après l'autre, les tournait et les retournait entre ses doigts, puis les remettait en place", écrit une femme-sculpteur anglaise, évoquant une visite qu'elle fit à Rodin en 1901[1]. Autrement dit, Rodin réalisa quelque cent cinquante sculptures qui n'étaient pas conçues pour être érigées ni pour obéir à la gravité.
Et il n'y eut pas que des mains. Parmi les sculptures dont Rodin fit don au Metropolitan Museum en 1912 figure une jambe de plâtre fléchie, longue de dix centimètres environ. Les orteils sont relevés et la plante du pied se cambre de sorte que la jambe ne peut être placée debout ni étendue au repos, et qu'elle n'appelle aucune orientation particulière. C'est là une forme typiquement rodinienne, déracinée du sol. Pour la ressentir comme sculpture, il nous faut la saisir, "la tourner et la retourner" entre nos doigts, la rendant ainsi à cet espace générateur au sein duquel la conçut Rodin — espace mental de la conception, espace dont viennent la plupart de ses formes et auquel elles retournent.

Leo Steinberg, Le retour de Rodin, trad. Michelle Tran Van Khai, Paris, Macula, 1991, p. 26.

[1] Self-Portrait of An Artist : From The Diaries of Kathleen, Lady Kennet, Londres, 1949, p.42.