Convaincu que la littérature était en avance sur l'art de la peinture, il prit exemple sur l'aventure des frères Goncourt, qui avaient assuré l'introduction de la japonaiserie à Paris. Reprendre un ingrédient qui avait fait ses preuves pour la littérature lui semblait judicieux pour anticiper les goûts de l'avenir et, par voie de conséquence, les succès futurs de ses œuvres. En somme, il avait recours à tout ce qui était à sa portée pour fabriquer des tableaux vendables, porteurs d'une valeur au moins égale au coût de leur production.
L'investissement que firent les deux frères fut ainsi le fruit d'une longue et patiente réflexion, d'une connaissance parfaite de leur produit et d'une riche expérience des logiques de leur marché. Ils prirent le risque de se tromper mais surent dompter leurs doutes. Ils avaient raison.
Fabriquer des tableaux vendables ne signifiait pas qu'ils cherchaient à vendre leurs tableaux à court terme. Cela n'aurait pas eu de sens. En Provence, quand Vincent envoyait des tableaux à Paris, c'était pour partager ses avancés, pas pour écouler ses œuvres. De plus, il devait faire face à des considérations purement pratiques : il ne pouvait pas tout stocker dans les chambres d'hôtel qu'il occupait. Son objectif était plus large que la vente immédiate : le séjour d'Arles était une expédition, destinée à constituer un ensemble cohérent d'inspiration provençale, regroupant des portraits d'habitants, des vues urbaines (parcs, rues, façades), des vies de la campagne (moissons, semailles, vergers, fermes, meules de foin), des marines et des natures mortes — et tout cela avec "un œil japonais".
Dans cette optique, il réalisait ses œuvres en séries, et selon une logique programmatique. Son prospect type, sa cible commerciale, c'était un homme aisé, cultivé, aux goûts modernes, qui comprenait la peinture de son temps et qui avait un grand salon, une grande salle à manger et donc de grands murs à habiller. Van Gogh s'employait par conséquent à faire des tableaux qui purent dialoguer sur un plan formel [1], c'est-à-dire se compléter harmonieusement au service d'un effet d'ensemble. D'en vendre plusieurs, donc, au lieu d'en vendre un seul. C'est dans cette logique qu'il créa sa série des vergers de Provence, ainsi que la série dit du Jardin du Poète, regroupant des vues du parc situé en face de sa maison jaune d'Arles.
La Berceuse faisait partie d'une série de portraits d'Arlésiens. Dans une logique commerciale, cela peut paraître étonnant. Le genre du portrait ne se prête pas forcément bien à la mise en place d'une décoration de maison de campagne. Personnellement, je deviendrais fou en vivant entouré de portraits chargés de sens représentant des contemporains anonymes.
Pourtant, c'est bien dans une logique d'investissement et en tant que stratégie commerciale que Van Gogh peignait autant de portraits qu'il le pouvait, freiné seulement par la disponibilité et le coût des modèles.
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Pour Van Gogh, la réalisation de ces tableaux était surtout un investissement dans sa formation continue. Il voulait être capable de peindre de bons portraits en une ou deux heures. À l'instar de Raphaël, Rembrandt et De Vinci, il voulait être en mesure de tirer des revenus rapides d'une compétence rare et recherchée, qui deviendrait plus rentable à mesure que sa célébrité s'installerait.
Des portraits pour constituer un fonds de roulement, des paysages et des natures mortes faciles à placer auprès des amateurs, et enfin des chefs-d'œuvre aboutis, réfléchis qui sont à l'ensemble de l'œuvre ce que sont les joyaux précieux d'une couronne. Voilà ce que construit Van Gogh lors de son voyage en Provence ; de quoi affronter le marché de l'art en ayant toutes les cartes en main, avec une flexibilité permettant de décliner son offre en fonction de la demande.

Wouter Van Der Veen, Le capital de Van Gogh, Arles, Actes Sud, 2018, p. 122-124.

[1] Ce qui n'a rien à voir avec les dialogues dont certaines expositions se vantent aujourd'hui. Faire cohabiter des œuvres crée du bruit, qu'il faut savoir atténuer intelligemment. Revendiquer la paternité de ce bruit en lui attribuant un terme plus chic est une cuistrerie.