Ce qui ne me dédouane pas du fait que je n'ai toujours pas répondu à la question : Que faire des classes moyennes ?
Pensant à la question qui donne un titre à ce texte, je me suis aperçue que j'étais en train de répondre à Que deviennent les classes moyennes ? Et j'étais précisément en train de répondre à cette question en m'observant moi-même. C'est-à-dire que songeant aux personnes qui, de plus en plus, pour arrondir leurs fins de mois ou pour un + de pognon, covoiturent, ou encore louent une chambrette dans leur appartement, ou bien échangent leurs maison gratis, ou échangent une coupe de cheveux contre un cour de maths, je me disais que je pourrais très bien faire ça moi aussi, bien que n'en ayant pas expressément besoin, je pourrais échanger un cours de français contre une coupe de cheveux, louer la grande chambre à un étudiant ou un curiste (les curistes restent un mois max.), laisser ma maison à un Suisse au mois d'août pour partir à Lausanne, et les dizaines et dizaines de possibilités, et tous les multiples, offerts par les "plates-formes" sur internet : tout ce à quoi je ne songeais pas encore qui se présenterait à moi pour m'offrir ce à quoi je ne pensais pas. Un échange pur de classe moyenne à classe moyenne. Car il fallait les moyens de la classe moyenne — son peu de moyens, disons, mais ces moyens tout de même — pour troquer : une voiture et un voyage pour un covoiturage ; une maison pour une autre ; des études pour un expertise, si modeste soit-elle, et l'avis surtout qu'elle a de la valeur. Qui, de fait, était exclu de la proposition ? Ceux que l'idée d'un + de pognon de cet ordre n'avait jamais effleurés, en ayant en abondance, et ceux qui étaient entièrement occupés à survivre, au ticket de métro près. Refaisait surface le vieux système D comme Débrouille, mais cette fois-ci on ne réparait pas les choses cassées — on ne remettait pas en route un circuit électrique avec du papier alu et on ne fabriquait pas une bicyclette de A à Z —, on échangeait des coups de main pour ne pas avoir à régler les notes prohibitives des plombiers, coiffeurs, profs, diplômés, transports publics et on le changeait en évidence : la participation, l'échange de pair à pair, c'est le net. Toute la planète serait constituait par une gigantesque classe moyenne se vendant et s'échangeant à elle-même des fichiers, des biens et des services, de continent à continent avec, du coup, de moins en moins de nécessité de payer l'impôt, puisqu'on se donne des cours entre nous, puisqu'on se véhicule entre nous, puisqu'on se soigne entre nous, puisque je te coupe les cheveux si tu répares mon chiotte, etc. Exit tout ce qui n'est pas ça.
Et c'est très exactement là, parvenue à ce point i. e. à la phrase précédente, que je me suis dit qu'il fallait de toute urgence une réponse à la question : Que faire des classes moyennes ? Car les classes moyennes étaient en train de mettre en place un système de compensation qui permettrait que tout change pour que rien ne change, selon la célèbre formule : oui, on pourrait continuer à partir en vacances au bord de la mer ou à la montagne ; oui, on serait bien coiffé(e)s et par-dessus le marché on aurait un bac scientifique grâce aux cours particuliers ; oui, on mangerait formidablement des repas exotiques arrosés d'alcools distillés dans des caves ; et oui, le monde entier serait une brocante où d'un clic j'obtiens mon cendrier, ma contrefaçon de Peugeot, mes médocs, mon chien, des tapis du Népal cousu en robes par une Espagnole.
Nathalie Quintane, Que faire des classes moyennes ?, Paris, P.O.L, 2016, p. 102-105.