Je me rappelle le merveilleux Shelburne Museum (Vermont, USA), où pullulent, dans les trente-cinq maison d'un village reconstitué, tous les signes, outils et produits de la vie quotidienne au XIXe siècle, depuis l'appareil de cuisine et les étals pharmaceutiques jusqu'aux instruments de tissage, aux objets de toilette et aux jouets d'enfants. L'innombrable des choses familières, polies, déformées ou embellies par l'usage, multipliait aussi les marques des mains actives et des corps laborieux ou patients dont ces choses composaient les réseaux journaliers : présence obsédante d'absences partout tracées. Du moins ce village bourré d'objets abandonnés et recueillis renvoyait-il par eux aux murmures ordonnés de cent villages passés ou possibles, et l'on se mettait à rêver avec ces traces imbriquées à mille combinaisons d'existence.
Michel de Certeau, L'invention du quotidien, 1. arts de faire [1980], Paris, Gallimard, Folio essais, 1990, p. 39