Il n'est pourtant pas certain que l'humanité dans son ensemble accorde une telle place à l'histoire de l'Être dans son rapport avec la théologie de la catastrophe. Dans les traditions africaines antiques par exemple, le point de départ de l'interrogation sur l'existence humaine n'est pas la question de l'être, mais celle de la relation, de l'implication mutuelle, c'est-à-dire de la découverte et de la reconnaissance d'une autre chair que la mienne. C'est la question de savoir comment chaque fois me transporter en des lieux lointains, à la fois différents de mon lieu et impliqués en lui. Dans cette perspective, l'identité est une affaire non de substance, mais de plasticité. Elle est une affaire de cocomposition, d'ouverture sur le là-bas d'une autre chair, de réciprocité entre de multiples chairs et leurs multiples noms et lieux.
Dans cette perspective, produire l'histoire consiste à dénouer et à renouer des nœuds et des potentiels de situations. L'histoire est une suite de situations paradoxales de transformations sans rupture, de transformations dans la continuité, d'assimilation réciproque de multiples segments du vivant. D'où l'importance attachée au travail de mise en relation des contraintes, de phagocytages et d'assemblage des singularités. De telles traditions n'accordent que très peu d'importance à l'idée d'une fin du monde ou à l'idée d'une autre humanité. Il se pourrait donc que cette obsession soit, en définitive, propre à la métaphysique occidentale. Pour nombre de cultures humaines, le monde, simplement, ne s'achève point ; l'idée d'une récapitulation des temps ne correspond à rien de précis. Ceci ne signifie pas que tout est éternel ; que tout est répétition ou que tout est cyclique. Cela veut tout simplement dire que, par définition, le monde est ouverture et qu'il n'y a de temps que dans et par l'inattendu, l'imprévu. Du coup l'événement est justement ce que nul ne peut prévoir, mesurer ou calculer avec exactitude. Ce faisant, le "propre de l'homme" est d'être constamment en état de veille, disposé à accueillir l'inconnu et à embrasser l'inattendu puisque la surprise est à l'origine des procédures d'enchantement sans lesquelles le monde n'est point monde.
Achille Mbembe, Politiques de l'inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 43-44.