L'espace comme pratique des lieux et non du lieu procède en effet d'un double déplacement : du voyageur, bien sûr, mais aussi, parallèlement, des paysages dont il ne prend jamais que des vues partielles, des "instantanés", additionnés pêle-mêle dans sa mémoire et, littéralement, recomposés dans le récit qu'il en fait ou dans l'enchaînement des diapositives dont il impose, au retour, le commentaire à son entourage. Le voyage (celui dont l'ethnologue se méfie au point de le "haïr") construit un rapport fictif entre regard et paysage. Et, si l'on appelle "espace" la pratique des lieux qui définit spécifiquement le voyage, il faut encore ajouter qu'il y a des espaces où l'individu s'éprouve comme spectateur sans que la nature du spectacle lui importe vraiment. Comme si la position du spectateur constituait l'essentiel du spectacle, comme si, en définitive, le spectateur en position de spectateur était à lui-même son propre spectacle. Bien des dépliants touristiques suggèrent un tel détour, un tel retour du regard en proposant par avance à l'amateur de voyages l'image de visages curieux ou contemplatifs, solitaires ou rassemblés, qui scrutent l'infini de l'océan, la chaine circulaire de montagnes enneigées ou la ligne de fuite d'un horizon urbain hérissé de gratte-ciel : son image en somme, son image anticipée, qui ne parle que de lui, mais porte un autre nom (Tahiti, L'Alpe d'Huez, New York). L'espace du voyageur serait ainsi l'archétype non-lieu.

Marc Augé, Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p. 109-110.