Elle courait. C'était jour d'éducation physique. Elle courait aussi vite qu'elle pouvait ; les dents de béton qui se découpaient contre le ciel semblait tomber à sa rencontre. Les jardins des terrasses lui apparaissaient bordés de coquets petits chemins de brique, des signaux miniatures lui indiquaient des lieux qu'elle ne parvenait pas à déchiffrer, des tubes aériens de plastique bleu et jaune faisaient des bandes de couleur défilant au-dessus de sa tête. Elle courait de toutes ses forces, gravissait puis dévalait des marches, prenant un intérêt tout particulier à la végétation qu'elle croisait, aux élégants géraniums, aux buissons fleuris mais chétifs, aux mégots de cigarettes et aux taches de terre nue qui semblaient autant de tombes anonymes. Joseph ne la quittait pas et elle lui hurlait de s'en aller, de la laisser ; un vieux couple assis sur un banc sourit avec nostalgie en voyant cette querelle d'amoureux. Charlie parcourut ainsi deux grandes terrasses, puis elle atteignit un parapet qui donnait, beaucoup plus bas, sur un parking. Elle ne se suicida pourtant pas : elle avait déjà décidé que ce n'était pas son genre et qu'elle préférait vivre avec Joseph plutôt que de mourir avec Michel. Elle s'immobilisa, à peine essoufflée. La course lui avait fait du bien ; elle devrait courir plus souvent. Elle lui réclama une cigarette, mais il n'en avait pas. Il l'attira vers un banc ; elle s'assit, puis se releva aussitôt, par esprit de contradiction. La jeune femme savait par expérience que les scènes affectives ne paraissent pas très convaincantes quand les protagonistes marchent, aussi eut-elle soin de rester près du banc.

John Le Carré, La petite fille au tambour, trad. Nathalie Zimmermann et Lorris Murail, Paris, Robert Laffont Le livre de Poche, 1983, p. 362.