Nous voyons quel type nouveau d'habitant se propose comme modèle : l'"homme de rangement" n'est ni propriétaire, ni simplement usager, c'est un informateur actif de l'ambiance. Il dispose de l'espace comme d'une structure de distribution, à travers le contrôle de cet espace, il détient toutes les possibilités de relations réciproques, et donc la totalité des rôles que peuvent assumer les objets. Il doit donc être lui-même "fonctionnel", homogène à cet espace, s'il veut que les messages de rangement puissent partir de lui et lui revenir.) Ce n'est ni la possession ni la jouissance, c'est la responsabilité qui lui importe, au sens propre où il ménage la possibilité permanente de "réponses". Sa praxis est toute d'extériorité. L'habitant moderne ne "consomme" pas ses objets. (Là encore, le "goût" n'a plus rien à voir, qui nous renvoie dans son double sens à des objets clos, dont la forme contient pour ainsi dire une substance "comestible" qui les donne à intérioriser.) Il les maîtrise, il les contrôle, il les ordonne. Il se retrouve dans une manipulation et dans l'équilibre tactique d'un système.
Il y a dans ce modèle d'habitant "fonctionnel" une abstraction évidente. La publicité veut nous faire croire que l'homme moderne n'a plu au fond besoin de ses objets, qu'il n'a plus qu'à opérer parmi eux comme technicien intelligent des communications. Or, l'environnement est un mode d'existence vécu, il y a donc une grande abstraction à lui appliquer des modèles de computation et d'information pris dans le domaine de la technique pure.
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Le jeu objectif proposé à l'homme de rangement est toujours repris par le double jeu de la publicité. Cependant la logique même de ce jeu emporte l'image d'une stratégie générale des relations humaines, d'un projet humain, d'un modus vivendi de l'ère technique — véritable changement de civilisation dont les aspects sont lisibles jusque dans la vie quotidienne.
L'objet : ce figurant humble et réceptif, cette sorte d'esclave psychologique et de confident tel qu'il fut vécu dans la quotidienneté traditionnelle et illustré par tout l'art occidental jusqu'à nos jours, cet objet-là fut le reflet d'un ordre total, lié à une conception bien définie du décor et de la perspective, de la substance et de la forme. Selon cette conception, la forme est démarcation absolue entre l'intérieur et l'extérieur. Elle est contenant fixe, l'intérieur est substance. Les objets ont ainsi — les meubles tout particulièrement — en dehors de leur fonction pratique, une fonction primordiale de vase, qui est de l'imaginaire[1]. À quoi correspond leur réceptivité psychologique. Ils sont ainsi le reflet de toute une vision du monde où chaque être est conçu comme un "vase d'intériorité", et les relations comme corrélations transcendantes des substances — la maison elle-même étant l'équivalent symbolique du corps humain, dont le schème organique puissant se généralise ensuite dans un schème idéal d'intégrations des structures sociales.

Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 37-39.

[1] Cependant une loi de dimension semble jouer dans l'organisation symbolique : au-delà d'une certaine taille, tout objet, même phallique de destination (voiture, fusée) devient réceptacle, vase, utérus — en deçà d'une certaine taille, il est pénien (même s'il est vase ou bibelot).