Il s'assit devant sa table coincée dans un autre angle, tenta d'y avancer dans la lettre qu'il avait commencée — première lettre après un long silence, très délicate à composer. Tracée la veille au soir sur un carré de papier, quatre lignes attendaient leur suite. Pons préféra froisser, prit un autre papier, écrivit ma chère Nicole (barra), chère Nicole (barra), Nicole, froissa derechef puis regarda la table elle-même. Déplaça quelques objets qui s'y trouvaient. N'aboutit qu'à sophistiquer le désordre.
Il y avait là des livres extrêmement relus, ou partiellement relus — ce que signalait alors un filet beige plus soutenu le long de la tranche —, autant de brochures plus ou moins licencieuses, plus ou moins dégrafées, des boites de bière Tiger, des crayons, des boîtes de bière Tiger évidées contenant d'autres crayons, des lunettes de soleil rayées, trois mouchoirs en coton chargés d'humeurs diverses, et puis les papiers périmés, les tickets obsolètes et les briquets sans gaz et les montres sans pile, les timbres et les peignes sans dents sous la photo du neveu qui ne tient plus en place dans son cadre ; c'est aussi deux dès malpropres, épuisés par la passe anglaise, un tube d'aluminium contenant huit grains d'opium, des clefs rouillant ensemble sous une alliance d'inox, de la monnaie, de la ficelle, des capsules de bière Tiger, une boîte de fer contenant deux boîtes de fer contenant une poire en caoutchouc prolongée d'un tuyau putride ainsi que d'autres choses n'ayant pas de nom, des choses que l'on ne peut pas désigner par des noms, si ce n'est un fuseau de catgut.
Jean Echenoz, L'équipée malaise, Paris, Les Éditions de Minuit Mdouble, 1986-1999, p. 36.