Quand ils partirent définitivement de la villa, après avoir pris ce qu'ils pouvaient prendre, je suppose qu'ils ont fait un tour dans les vastes pièces de notre maison, qu'ils les ont regardées l'une après l'autre un court moment, qu'ils ont accompli les gestes habituels qui expriment le regret et la lassitude, probablement touchant de la paume de la main le bois d'un meuble, l'arrondi d'une rampe, le plâtre d'un mur, que leur visage a été faiblement éclairé par les reflets du soleil naissant ou couchant sur le marbre blanc de notre grand escalier, que leur voix a tremblé quand ils se sont dit quelques mots.
Ma mère a suggéré de laisser le gaz ouvert pour que tout s'embrase. Mon père ne l'a pas voulu. Il a fermé la porte à clé avant de partir.
(…)
Mon père a voulu donner sa moto à son vieil ami Belbachir, qui a pleuré. Autour des deux amis, on vidait des appartements abandonnés de leurs meubles pour les vendre. Notre ville était devenue un souk, un gigantesque bazar plein d'ivresse et de sang, où les lits encore faits, les armoires encore pleines de chemises, de robes, de fantômes évanouis, côtoyaient sur les trottoirs les flaques rouges, les douilles de balles, la vaisselle brisée et les poubelles renversées. On vendait tout, alors qu'on aurait pu tout prendre.

Jean-Jacques Gonzales, Mémoires d'Algérie, Lettres, carnets et récits des Français et des Algériens dans la guerre — 1954-1962 (collectif), Librio 2014, p. 132.