Maintenant venons-en à la troisième tentative pour surmonter l'absence d'abri de ses œuvres.
Il crée ses propres architectures comme des abris. Le plus connu de ses abris, que l'on peut comparer au tombeau de Jules II sur lequel Michel-Ange voulait installer ses personnages, est ce qu'on a appelé La Porte de l'enfer, une porte où s'entassent beaucoup de ses œuvres les plus importantes comme Le Penseur ou Les trois ombres, sans oublier une foule d'autres personnages sans nom. Ici, elles ont trouvé place, mais comme des naufragés trouvent place et sont sauvés par une barque elle-même perdue dans l'océan. Oui, elles font parte d'une porte, mais où se trouve la porte, de quoi fait-elle partie ? Encore une fois : de nulle part. Alors que d'ordinaire une porte permet d'entrer dans un bâtiment, la porte de Rodin, elle, est une construction dans l'espace ouvert. Elle ne mène nulle part : elle est un pur semblant.
En disant que Rodin a rassemblé ses sculptures dans cette Porte de l'enfer, nous ne voulons pas dire que le résultat est une "composition". Rodin n'a pas d'abord projeté cet ensemble. Chaque figure est venue au monde seule, comme un être désespérément seul. Ce n'est que plus tard que chacune d'entre elle est devenue un détenu de cette Porte de l'enfer.
Günther Anders, Sculpture sans abri, Étude sur Rodin [1947], trad. Christophe David, Paris, Éditions fario, 2013, p. 24-25.