Nous avions également récupéré les affaires que les morts possédaient. Il ne s'agissait pas seulement de vêtements, mais de tout ce que ces malheureux portaient sur eux. Légalement, nous nous devions de les garder jusqu'à ce qu'un membre de la famille les réclame. Mais faute d'argent, les parents la plupart du temps abandonnaient leurs morts. Ils ne pouvaient plus payer les frais funéraires. Même la crémation était hors de prix. Nous nous retrouvions dès lors avec des tas de choses à conserver sans savoir trop qu'en faire. Au début, nous les entassions pêle-mêle, puis, sur la recommandation avisée d'Arnaud, ou d'Antoine, nous nous mîmes à les ranger par espèces. Dans une grande salle, la plus vaste que nous possédions, nous avions délimité à la craie différentes zones. Là, en cercles, nous regroupions les portefeuilles, les clés, les ceintures, les paquets de cigarettes, les pièces de monnaie, les lunettes, les mouchoirs, les pantalons, les vestes, les manteaux, les paires de chaussures, les chapeaux, etc. Chaque tas, qui ne cessait de grossir, était éclairé par des lampes posées à même le sol. L'odeur caractéristique du défraîchi imprégnait l'air et faisait penser à un mont de piété. Ces empilements de choses, dont certains tutoyaient presque le plafond, étaient plus frappants que les amas de corps nus. Ils donnaient une idée plus saisissante de la disparition. On mesurait mieux l'absence des hommes à ce qu'ils avaient abandonné derrière eux. Le vide avait pris un volume. S'était donné une forme. Lorsque je recherchais le calme, et souhaitais méditer sur le cours des choses, c'est dans cette salle que je me rendais. Au milieu des objets qui avaient sagement accompagné les morts jusqu'à leurs derniers instants, j'avais l'impression de visiter un musée d'anonymes. De mieux comprendre mon époque. De temps en temps, j'étais dérangé par un assistant qui lançait en haut du tas une énième chemise. Lorsqu'il quittait la salle, régnait de nouveau un silence particulier propre aux bâtisses enfouies, un silence bordé de soupirs mécaniques, de chuchotements d'air, de légers grincements de structures.

Bruce Bégout, On ne dormira jamais, Paris, Allia, 2017, p. 144-145.