Ce qui reste longtemps inchangé paraît en effet inchangeable. Partout nous rencontrons des choses qui se comprennent trop bien toutes seules pour que nous soyons obligés de prendre la peine de les comprendre. Ce dont ils font l'expérience ensemble paraît être aux hommes l'expérience donnée de l'humanité. L'enfant, vivant dans le monde des vieillards, apprend comment les choses s'y passent. Tel est précisément le cours des choses qu'elles lui deviennent courantes. Quelqu'un est-il assez hardi pour désirer quelque chose de plus, il ne le désirerait qu'à titre d'exception. Même s'il reconnaissait ce que la "Providence" fait peser sur lui pour ce que la société a prévu pour lui, la société, ce puissant rassemblement d'êtres pareils à lui, devrait nécessairement, tel un tout qui est plus grand que la somme de ses parties, lui paraître absolument non influençable, — et pourtant ce non-influençable lui serait familier, et qui se méfie de ce qui lui est familier ? Pour que toutes ces choses données puissent lui apparaître comme autant de choses douteuses, il lui faudrait développer ce regard étranger avec lequel le grand Galilée observa un lustre qui s'était mis à osciller. Lui, ces oscillations l'étonnèrent, comme s'il ne se les était pas imaginées ainsi et ne pouvait se les expliquer, ce qui lui fit comprendre leurs lois. C'est ce regard aussi difficile que productif, que le théâtre doit provoquer par ses reproductions de la vie en commun des hommes. Il doit amener son public à s'étonner, et cela se fait à l'aide d'une technique de distanciation du familier.

Bertold Brecht, Petit organon pour le théâtre [1963, 1964, 1967], Paris, L'Arche Éditeur, 1963, 1970, 1978, p. 41-43.