Tous gagnent les baraquements des ouvriers après avoir bipé leur sésame dans les horodateurs, et une fois entrés dans les vestiaires, prennent possession du casier métallique où ils suspendent leurs vêtements et saisissent leur casque, obligatoire depuis la construction du Golden Gate Bridge, San Francisco, Californie, au milieu des années trente. Ils s'installent, instinctivement des groupes se forment : ceux qui parlent la même langue, ceux qui ont voyagé ensemble, ceux qui viennent du même coin — parmi lesquels les types de Detroit que la fermeture des usines de bagnoles a chassés de la ville, ils sont une vingtaine, jeunes, une bande qui fait peur, comme si la chaîne qui avait riveté leur force de travail à des opérations automatiques, en cassant net, avait libéré leurs gestes, si bien qu'ils prennent de la place dans les vestiaires, font de grands pas et moulinent des bras, parlent fort —, ceux qui se sont trouvés côte à côte devant les grilles et se sont offert du feu pour leur clope. Les Indiens aussi se réunissent dans un coin de la salle, ils sont gris sous les néons, lents, le corps tatoué de feuillages des omoplates jusqu'aux reins, ils se parlent à voix basse. Et puis, c'est la sirène, maintenant faut y aller.
Maylis de Kerangal, Naissance d'un pont, Paris, Verticales Gallimard, 2010, p. 92-93.