En fait, cet accomplissement formel cache un manque essentiel : par la transitivité universelle des formes, notre civilisation technique essaie de compenser l'effacement de la relation symbolique liée au gestuel traditionnel de travail, de compenser l'irréalité, le vide symbolique de notre puissance [1].
Car la médiation gestuelle n'a pas qu'une dimension pratique. Et l'énergie investie dans l'effort n'est pas seulement d'ordre musculaire et nerveux. Toute une symbolique phallique se déploie dans le geste et l'effort à travers les schèmes de pénétration, de résistance, de modelage, de frottement, etc. De tous les gestes rythmiques, la rythmique sexuelle est le modèle, et toute praxis technologique est surdéterminée par elle (nous renvoyons aux études de G. Bachelard et à G/. Durand : Les Structures anthropologiques de l'Imaginaire, p. 46, etc.). Objets et outils traditionnels, parce qu'ils mobilisent le corps entier dans l'effort et dans l'accomplissement, recueillent quelque chose de l'investissement libidinal profond de l'échange sexuel (comme sur un autre plan la danse et les rites) [2]. Or tout ceci est découragé, démobilisé par l'objet technique. Tout ce qui était sublimé (donc symboliquement investi) dans le gestuel de travail est aujourd'hui refoulé. Plus rien dans les ensembles techniques de la végétation théâtrale, anarchique des objets anciens, qui vieillissaient, qui révélaient leur travail. Phallus ou vagin vivants, la bêche et la cruche, rendent lisible symboliquement dans leur "obscénité" la dynamique pulsionnelle des hommes [3]. Obscène aussi tout le gestuel de travail, aujourd'hui miniaturisé et abstrait dans le gestuel de contrôle.
(…)
La poignée du fer à repasser s'efface, elle se "profile" (le terme est caractéristique dans sa minceur et son abstraction), elle vise de plus en plus l'absence du geste, à la limite cette forme ne sera plus du tout manuelle, mais simplement maniable : La forme en s'achevant aura relégué l'homme dans la contemplation de sa puissance.

Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 76-78.

[1] Il n'est pas question de poétiser l'effort ni le gestuel traditionnel : quand on songe qu'à longueur de siècles l'homme a compensé de ses propres forces la défaillance de ses outils, qu'après les esclaves et les serfs, les paysans et les artisans eurent encore entre les mains des objets dérivant directement de l'âge de pierre, on ne peut que saluer l'abstraction des sources d'énergie et de désuétude d'un gestuel qui n'était au fond que celui de la servitude. Aujourd'hui la "machinalité sans âme" (fût-ce au niveau du presse-purée électrique) permet enfin de dépasser la stricte équivalence du produit et du geste, où s'épuisait le long effort des jours, et de créer un surproduit au geste humain. Mais les conséquences sur un autre plan n'en sont pas moins profondes.
[2] De même peut-on dire que s'intègre aux objets à travers le gestuel ce que Piaget appelle les "schèmes affectifs" paternel et maternel, relations de l'enfant à son milieu humain primordial : le père et la mère eux-mêmes apparaissent à l'enfant comme des outils environnés d'outils secondaires.
[3] Ainsi la maison maternelle classique, dessinée par les enfants, avec ses portes et fenêtres, symbolise-t-elle à la fois eux-mêmes (un visage humain) et le corps de la mère. Comme celle du gestuel, la disparition de cette maison traditionnelle à étages, escalier, grenier et cave signifie d'abord la frustration d'une dimension symbolique de reconnaissance. C'est dans la connivence profonde, la perception viscérale de notre propre corps que nous sommes déçus par l'ordre moderne : nous n'y retrouvons plus grand-chose de nos propres organes ni de l'organisation somatique.