Or cette puissance technique ne peut plus être médiatisée : elle est sans commune mesure avec l'homme et son corps. Elle ne peut donc plus être symbolisée : les formes fonctionnelles ne peuvent plus que la connoter. Elles la sursignifient dans leur cohérence absolue (aérodynamisme, maniabilité, automatisme, etc.) mais en même temps elles formalisent le vide qui nous en sépare, elles sont comme le rituel moderne d'opérations miraculeuses. Signe de notre puissance, mais en même temps témoins de notre irresponsabilité devant elles. C'est peut-être là qu'il faut chercher la raison, après la première euphorie mécanicienne, de cette satisfaction technique morose, de cette angoisse particulière qui naît chez les miraculés de l'objet, de l'indifférence forcée, du spectacle passif de leur puissance. L'inutilité de certains gestes habituels, la rupture de certains rythmes de la vie quotidienne fondés sur les manœuvres du corps ont des conséquences psychophysiologiques profondes. En fait, une véritable révolution s'est produite au niveau quotidien : les objets sont devenus aujourd'hui plus complexes que les comportements de l'homme relatifs à ces objets. Les objets sont de plus en plus différenciés, nos gestes le sont de moins en moins. On peut exprimer ceci autrement : les objets ne sont plus environnés d'un théâtre de gestes dont ils étaient les rôles, leur finalité poussée en fait presque aujourd'hui les acteurs d'un processus global dont l'homme n'est plus que le rôle, ou le spectateur.

Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 78-79