Tout ceci compose un organisme dont la structure est la relation patriarcale de tradition et d'autorité, et dont le cœur est la relation affective complexe qui lie tous ses membres. Ce foyer est un espace spécifique qui tient peu compte d'un aménagement objectif, car les meubles et les objets y ont d'abord pour fonction de personnifier les relations humaines, de peupler l'espace qu'ils partagent et d'avoir une âme[1]. La dimension réelle où ils vivent est captive de la dimension morale qu'ils ont à signifier. Ils ont aussi peu d'autonomie dans cet espace que les divers membres de la famille en ont dans la société. Êtres et objets sont d'ailleurs liés, les objets prenant dans cette collusion une densité, une valeur affective qu'on est convenu d'appeler leur "présence". Ce qui fait la profondeur des maisons d'enfance, leur prégnance dans le souvenir, est évidemment cette structure complexe d'intériorité où les objets dépeignent à nos yeux les bornes d'une configuration symbolique appelée demeure. La césure entre intérieur et extérieur, leur opposition formelle sous le signe social de la propriété et sous le signe psychologique de l'immanence de la famille fait de cet espace traditionnel une transcendance close. Anthropomorphiques, ces dieux lares que sont les objets se font, incarnant dans l'espace les liens affectifs et la permanence du groupe, doucement immortels, jusqu'à ce qu'une génération moderne les relègue ou les disperse ou parfois les réinstaure dans une activité nostalgique de vieux objets. Comme les dieux souvent, les meubles aussi ont parfois la chance d'une existence seconde, passant de l'usage naïf au baroque culturel.
Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 22-23.
[1] Ils peuvent avoir par ailleurs du goût et du style, comme ils peuvent n'en pas avoir.