On pourrait voir le monde cyborgien comme celui avec lequel viendra l'imposition définitive d'une grille de contrôle sur la planète, l'abstraction définitive d'une apocalyptique guerre des étoiles menée au nom de la Défense nationale, et l'appropriation définitive du corps des femmes dans une orgie guerrière masculiniste (Sofia, 1984). D'un autre point de vue, le monde cyborgien pourrait être un monde de réalités corporelles et sociales dans lesquelles les gens n'auraient peur ni de leur double parenté avec les animaux et les machines, ni des idées toujours fragmentaires, des points de vues toujours contradictoires. La lutte politique doit prendre en compte ces deux perspectives à la fois car chacune d'entre elles révèle et les rapports de domination et les incroyables potentialités de l'autre. La vision unilatérale produit des illusions bien pires que la vision bilatérale ou que celle des monstres à plusieurs têtes. Les unions cyborgiennes sont monstrueuses et illégitimes ; dans le contexte politique actuel, on ne peut espérer trouver plus puissant mythe de résistance et de nouvel accouplement. J'aime imaginer le LAG (Livemore Action Group[1]) comme une sorte de société cyborgienne qui s'efforce avec réalisme de convertir les laboratoires, lieux de la plus violente apocalypse technologique, bouches d'où sont vomis ses instruments de destruction, je rêve du LAG comme d'une sorte de société cyborgienne s'engageant à construire une forme politique qui tienne véritablement ensemble sorcières, ingénieurs, anciens, invertis, chrétiens, mères et léninistes pendant suffisamment de temps pour désarmer l'État. Fiction Impossible, tel est le nom du groupe d'affinité qui s'est crée dans ma ville. (Affinité : un lien non de sang mais de choix, attraction d'un noyau chimique par un autre, avidité)[2].

Donna Haraway, "Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle" in Manifeste cyborg et autres essais, trad. Marie-Hélène Dumas, Charlotte Gould et Nathalie Magnan, Paris, Exils éditeur, 2007, p. 38.

[1] LAG (Livermore Action Group, groupe pacifiste qui a publié entre autres : The International Day of Nuclear Disarmament : Handbook for Civil Disobedience, ed. by the Livermore Action Groupe Handbook Collective (Livermore Action Group : 3126 Shattuck Ave., Berkeley, CA 94705, 1983 (note : N. M.).
[2] En ce qui concerne les récits ethnographiques et les évaluations politiques, voir Barbara Epsetin, "Political Protest and Cultural Revolution, Nonviolent Direct Action in the 1970s and 1980s", UC press 1991, Sturgeon (1986). En adoptant pour logo l'image de la terre photographiée d'un vaisseau spatial rehaussée du slogan "Aime Ta Mère", la manifestation de la fête des Mères et des autres, qui a eu lieu en mai 1987 devant les installations d'essais des armes nucléaires du Nevada, rendait compte, sans aucune ironie avouée, des tragiques contradictions qui existent dans les vues que nous avons de la terre. Les manifestant(e)s demandèrent aux responsables de la tribu des Western Shoshone l'autorisation officielle d'entrer sur leur terrain, qui a été envahi par le gouvernement américain lorsque ce dernier a décidé d'y construire un centre d'essais d'armes nucléaires. Arrêté(e)s pour violation de propriété, les manifestant(e)s répondirent que c'était la police et le personnel du centre, qui étaient coupables de violation de territoire, puisqu'ils se trouvaient là sans que les véritables occupants de ce territoire leur en aient donné l'autorisation. Un des groupes d'affinité qui participaient à l'action des femmes avait pris pour nom les Surrogate Other (Autre de Remplacement) ; et, par solidarité avec les créatures qui étaient obligées de s'enfoncer sous terre avec la bombe, elles mimèrent une émergence cyborgienne du corps construit d'un grand ver du désert non-hétérosexuel.