Dans les ballets des girls, dans les images de la publicité, dans les défilés des mannequins, s'accomplissait ainsi le processus séculaire d'émancipation de la figure humaine hors de ses fondements théologiques, qui s'était déjà imposé à l'échelle industrielle lorsque, au début du XIXe siècle, l'invention de la lithographie et de la photographie avait encouragé la diffusion bon marché des images pornographiques : ni générique ni individuel, ni image de la divinité ni forme animale, le corps devenait alors vraiment quelconque.
La marchandise avouait ici sa secrète solidarité avec les antinomies théologiques (entrevue par Marx). Car la formule de la Genèse "à l'image et à la ressemblance", qui enracinait la figure humaine en Dieu, la liait ainsi à un archétype invisible et fondait, dès lors, le concept paradoxal d'une ressemblance absolument immatérielle. En affranchissant le corps de son modèle théologique, la marchandisation en sauve toutefois la ressemblance : quelconque est une ressemblance sans archétype, c'est-à-dire une Idée. C'est pourquoi, si la beauté parfaitement échangeable du corps technicisé n'a plus rien à voir avec l'apparition d'un unicum qui, à la vue d'Hélène, trouble les vieux princes troyens devant les portes Scés, toutefois, quelque chose comme une ressemblance vibre en tous deux ("À la voir elle ressemble terriblement aux déesses immortelles"). D'où, aussi, la fuite de la figure humaine loin des arts de notre époque et le déclin du portrait : saisir l'unicité est la tâche du portrait, mais, lorsqu'il s'agit de saisir le quelconque, l'objectif photographique s'avère nécessaire.
Giorgio Agamben, La communauté qui vient, Théorie de la singularité quelconque, trad. Marilène Raiola, Paris, Seuil, 1990, p. 52-53.