Vers 1991, les organisateurs de l'HGPD ont proposé d'amender la théorie (ou l'absence de théorie) évolutionniste sur le grand "projet de génome humain", en collectant des racines de cheveux, des globules blancs et des échantillons de peau (de joue) sur plus de sept cents groupes de populations indigènes, à travers les six continents. Étalé sur cinq ans, le coût devait être de 23 à 25 millions de dollars (à comparer avec les trois milliards de dollars de Human Genome Project dans son ensemble). Malheureusement, des perspectives modernistes inconscientes ont déformé la définition des catégories de population sur lesquelles devaient être prélevées les échantillons, débouchant sur une vision des groupes humains dynamiques comme des "isolats d'intérêts historique" intemporels. C'est ainsi que d'autres communautés ethniques potentiellement distinctes sur le plan génétique ne sont pas apparues sur la liste de collecte.
La planification du projet n'impliquait en aucune façon les membres des communautés à étudier dans le processus scientifique. Les populations à échantillonner pouvaient donner ou refuser leur permission ; on leur accordait plus ou moins d'attention ou d'explications, mais on ne les considérait nullement comme des partenaires dans la production de connaissances qui eussent pu avoir pour elles des objectifs et des significations particulières. Leurs versions de l'histoire humaine, articulée de façon complexe avec la science génétique des visiteurs, ne déterminaient pas l'agenda des recherches. La permission n'est pas la même chose que la collaboration, et cette dernière aurait pu conduire à des changements fondamentaux sur l'identité de ce (et de ceux) qui pouvait passer comme science (et comme scientifiques). Nonobstant tous les accessoires de la science universelle, la correction d'une base de données représente une tâche culturellement spécifique : comment d'autres personnes — à plus forte raison s'agissant d'"isolats d'intérêt historique" — auraient-elles pu contribuer à ce projet ? La question est loin d'être oiseuse et des réponses solides peuvent venir de perspectives inattendues ou bien évidentes à tout acteur. La question est fondamentale pour définir le rhétorique de persuasion et les procédés pratiques par lesquels les gens — scientifiques compris — se reconstituent comme sujets et comme objets dans les rencontres et les échanges. Comment, par exemple, les multiples discours échangés entre les Guaymi de Panama et les généticiens de Californie doivent-ils mutuellement s'articuler en terme d'autorité ? Le problème est d'ordre éthique, mais il est plus que cela. La question posée est : qu'est-ce qui est susceptible de passer pour connaissance moderne et qui peut compter comme producteur de cette connaissance[1].
Il s'est avéré — était-ce vraiment une surprise ? — que les populations indigènes s'intéressaient davantage à se représenter elles-mêmes qu'à être représentées par d'autres dans l'histoire humaine. La rencontre ne se faisait assurément pas entre peuples "traditionnels" et "modernes", mais entre personnes (et peuples) dotés de discours richement imbriquées et divergents, chacun ayant sa propre chronologie et ses propres histoires. Fonctionnant comme "objets frontières", "gènes" et "génomes" circulaient entre plusieurs des langages en jeu [2]. Les membres des communautés à échantillonner, de même que d'autres porte-paroles, avaient de multiples intérêts à faire valoir. Certains tenaient à ce que les gènes ou autres produits dérivés du matériau indigène ne soient pas brevetés et utilisés en vue de profits commerciaux. D'autres s'inquiétaient que les informations génétiques recueillies sur les populations tribales et marginalisées puissent être détournées à des fins de génocide par des gouvernements nationaux. D'aucuns soutenaient que les urgences médicales et sociales des communautés auraient pu être traitées avec l'argent destiné à financer la collecte génétique, et que le HGDPI ne retournait pas les bénéfices au peuple. D'autre encore admettait volontiers que le matériel génétique indigène contribuât à un fonds de connaissances médicalement utiles à l'échelle du monde, mais seulement sous les auspices des Nations unies ou d'organismes internationaux du même genre, capables de prévenir toute exploitation à des fins lucratives.
Donna Haraway, "La race : donneurs universels dans une culture vampirique. Tout est dans la famille : les catégories biologiques de filiation dans les États-Unis du XXe siècle" in Manifeste cyborg et autres essais, trad. Nathalie Magnan, Paris, Exils éditeur, 2007, p. 271-273
[1] Giovanna DiChiro, Local Actions, Global Visions : Women Transforming Science, Environment, and Health in the U.S. and India, Ph. D. Diss. History of Conscousness Board, University of California Santa Cruz, 1995 ; "Nature as Community : The Convergence of Environment and Social Justice" in Cronon W. (ed.), Uncommon Ground : Towards Reinventing Nature, New York, Norton, 1995, p. 298-320 m'a ouvert les yeux sur la science et les scientifiques appelés à compter. Je me suis aussi inspirée de Tsing Anna Lowenhaupt, "Forest Collissions : The Construction of Nature in Indonesian Rainforest Politics", Unpublished Manuscrip, 1993 et de Cussins Charis, "Ontological Choreography : Agency trough Objectification in Infertility Clinincs", Social Studies of Science, 26, 1994, p. 575-610. Ces trois analystes bousculent les catégories héritées du corps et de la technologie, de la nature et de la culture, de la sauvagerie et de la cité, du centre et de la marge — toutes participant à produire la distinction idéologique entre le moderne et le traditionnel ; cette distinction fait que l'on trouve apparemment bizarre que les populations indigènes soient des utilisateurs et producteurs avisés du discours sur le génome. Pour une excellente analyse des discours programmatiques sur la différence raciale en écoféminisme, partiellement enracinée dans la séparation continuée de la nature et de la culture, et se tournant vers les femmes "indigènes" comme ressources contre les violations de la culture industrielle, voir Sturgeon Noël, "The Nature of Race : Discourses of Racial Difference in Ecofeminism", in Ecofeminism : Multidisciplinary Perspectives, Bloomington and Indianapolis, University of Indiana Press, 1997.
[2] Voir Star Susan Leigh et Griesemer James, "Insitutional Ecology, "Translations" and Boundary Objects : Amateurs and Professionals in Berkeley's Museum of Vertebrate Zoology, 1907-1939", Social Studies of Science, 19, 1989, p. 387-420, sur le développement du concept d'"objets frontières".