En pensant à ces questions, j'en suis venue à imaginer le cauchemar du théoricien du care, dans lequel la distinction entre le care et les activités de service pourrait devenir une distinction entre "care véritables" et "care marchandise". Si le care et les activités de service sont proches, alors tout care conçu comme marchandise pourrait être vu comme une activité de service. Cette perception rend tout puissant le bénéficiaire du care. Si on part de la prémisse d'un care dyadique et qu'on est gêné par le déséquilibre de pouvoir entre celui qui soigne et celui qui en bénéficie, alors ce glissement vers une compréhension du care comme activité de service semble être un pas fait dans la bonne direction. Cela semble suggérer la possibilité de compenser les inégalités concernant la délivrance du care. C'est une façon de rendre le care plus "égalitaire". (Une autre version de cette idée consiste à considérer que les patients de personnels soignants sont des "consommateurs".) Du fait que cela semble résoudre un problème, on peut avoir du mal à remarquer les problèmes supplémentaires que cela pose.
La direction que prend la "fuite de care" facilitera cette transition du care vers la "marchandise". Comme le care devient de plus en plus exclusivement le travail de "populations multiculturelles", il sera plus facile de les exclure de la citoyenneté. L'exclusion dérivant de la distinction entre le privé et le public qui a confiné le care en dehors de la vie publique pourrait désormais se retrouver sous la forme d'une exclusion fondée sur la distinction entre care et activités de service. Le "care véritable" sera uniquement réalisé par des personnes "de souche", sans signe distinctif, alors que les "activités de service" seront marquées par des statuts raciaux, linguistiques, religieux et migratoires. Une fois cela réalisé, il sera facile de revenir à un temps où nulle supposition d'égalité démocratique ne prévalait.
Joan Tronto, Care démocratique et démocraties du care in Qu'est ce que le care ?, Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman (dir.), trad. Bruno Ambroise, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2009, p. 48-49.