Au cours de son enfance, Vincent avait fait la preuve qu'il n'entendait rien à l'ordre établi. Selon sa mère, c'était un garçon au caractère affirmé, difficile et réfractaire. L'envoyer en apprentissage à l'âge de seize ans chez Goupil & Cie était un choix empreint de bon sens. Un métier et l'épreuve de la réalité le mettraient au pas, de gré ou de force.
Cette stratégie d'éducation par abandon d'éducation se révéla payante. Les premières années, libéré de la tutelle de ses maîtres et de es parents, Vincent trouva ses sources de satisfaction qui semblaient intarissables dans sa fonction de jeune employé. Au cœur de cette entreprise prestigieuse le futur peintre put se plonger des années durant dans une matière abondante, organisée et raisonnée, qui correspondait en tout point à ses centres d'intérêt. Lui, si enclin à suivre seulement ses propres injonctions, si rebelle dans l'âme, ne pouvait que se féliciter de son destin — tant qu'il n'eût pas épuisé ce qui lui était proposé.
La curiosité de Van Gogh était insatiable. Sa force de travail et sa motivation inépuisables. Mais la politique commerciale de Goupil & Cie, elle, avait des limites. Vincent finit par s'ennuyer, par désirer qu'il en fût autrement, puis par se révolter. Or l'objet social de Goupil & Cie était de vendre de l'art, pas de prendre position sur ce qu'était l'art.
Ainsi, après un début de carrière prometteur, la loyauté professionnelle du jeune homme fit place à une franche défiance. Au plus profond de lui-même, il sentait qu'un autre destin l'attendait. Fervent croyant, il désirait être un instrument de Dieu au service d'un monde meilleur. Pas un simple et obscur administrateur des goûts de son temps.
(…)
Ce qu'il regrettait surtout dans sa position d'employé, c'était de devoir défendre des choix et une stratégie qui n'étaient pas les siens. L'offre de son entreprise le désespérait, les goûts de la clientèle le décevaient, et il lui était impossible d'influencer le cours des choses. Il finit pas se désintéresser et se détourner de sa profession. En s'inventant un destin de prédicateur, il trouva ce qui lui manquait le plus dans le commerce qu'il devait pratiquer : des convictions fortes et du sens.
L'économie de l'art ne lui posait pourtant aucun problème. Il n'a jamais été dégoûté par le commerce en tant que tel. Mais il ne voyait plus, en tant qu'employé, comment placer sa carrière sous le signe de ce qu'il avait appris à aimer depuis sa tendre et calviniste enfance : être utile à la société, au vivre ensemble.
Son expérience chez Goupil & Cie se révélera payante pour ses activités futures. Avec sa grande indépendance d'esprit, sa curiosité insatiable et son ouverture sur le monde, Vincent put affiner, sept ans durant, ses connaissances et ses préférences au contact de milliers d'œuvres passant sous ses yeux et entre ses mains — ne serait-ce que sous forme de reproductions. Il développa une mémoire presque photographique des compositions qu'il voyait et devint un fin connaisseur, autant par goût que par déformation professionnelle.
Entre autres reproches, il semble avoir trouvé profondément injustes les prix pratiqués par sa propre maison. Il assistait, impuissant, à des ventes faramineuses de croûtes innommables à des ignorants. Et voyait de petites reproductions qu'il jugeait de grande valeur reléguées en fond de boutique.
L'indignation que cette situation lui inspirait l'amena à réfléchir aux mécanismes du marché. Il voyait comment les goûts du public avaient évolué dans le passé, et comprit que ces goûts continueraient d'évoluer. Il comprit qu'il eût fallu investir dans des œuvres d'artistes vivants de grand talent et attendre que le prix de ces œuvres rejoigne leur valeur, et pensait qu'il fallait diffuser de nombreuses reproductions bon marché pour promouvoir les artistes et leur travail.
Mais il n'avait ni l'ambition ni les moyens de mettre ses idées en pratiques : il n'était pas marchand d'art et n'avait pas pour projet de le devenir.
Goupil et Cie finit par remercier Van Gogh pour ses services, et lui souhaita le meilleur pour la suite.

Wouter Van Der Veen, Le capital de Van Gogh, Arles, Actes Sud, 2018, p. 33-35.