À la demande de Fuck, notre rendez-vous suivant eut lieu au musée d'Art moderne, dans la salle que cet établissement consacre à Mark Rothko. Mais bien qu'il éprouvât un goût très vif — tout de même plus compréhensible qui celui dont il témoignait pour les oiseaux — pour l'œuvre de ce peintre, et en particulier pour le grand tableau, intitulé Rust and Blue (Rouille et bleu), devant lequel il se tenait lorsque je l'ai retrouvé, ce n'était pas tant pour me le faire partager, si Fuck avait choisi ce lieu de rendez-vous, que pour me raconter, à propos de Rothko, dans quelle circonstances celui-ci avait renoncé, alors que son travail était achevée, et prêt pour l'accrochage, à honorer une commande passée par un restaurant new-yorkais.
"Ce restaurant, raconte Fuck, le Four Seasons, devait ouvrir, en 1959, au rez-de-chaussée d'un tout nouvel immeuble, le Seagram, bâti dans Park Avenue par Mies van der Rohe. Dans un premier temps, Rothko avait accepté une commande de plusieurs tableaux pour en décorer une des salles, et il avait été payé à l'avance pour ce travail. D'après un critique d'art avec lequel il s'était entretenu, de retour d'un voyage en Europe, à bord d'un transatlantique, Rothko, pour l'exécution de cette commande, s'était inspiré notamment d'une pièce, ou plutôt d'un vestibule, de la bibliothèque Laurentienne, à Florence, conçu par son architecte, Michel-Ange, afin de procurer à ses visiteurs une sensation d'étouffement, ou d'agonie — tout du moins était-ce l'impression que Rothko en avait retirée —, quelque chose comme une anti-chambre de la mort…"
À ce point de son récit, Fuck doit s'interrompre pour se racler la gorge comme s'il était sur le point de fondre en larmes. Un de ses téléphones portables grelotte du fond d'une poche, mais il prend le parti de l'ignorer.
"Oui, enchaîne-t-il, à cette époque, en 1959, Rothko imaginait encore qu'une œuvre d'art pouvait changer le vie des gens qui la regardaient, y compris en mal, puisque, dans ce cas, c'était apparemment ce qu'il cherchait. Le public opulent auquel s'adressait le Four Seasons ne lui plaisait pas, et il était heureux de le faire souffrir. Là-dessus, le restaurant ouvre, Rothko s'y rend pour dîner avec sa femme, et le soir même, de retour chez lui, il appelle un ami pour lui dire qu'il va reprendre ses tableaux et restituer l'argent qu'il a déjà reçu. Le lendemain, il aurait déclaré à son assistant que "quiconque mange ce genre de nourriture, et pour un tel prix, ne regardera jamais mes peintures". Voulait-il dire que ce "quiconque" n'était pas digne de les regarder, ou simplement qu'il ne les remarquerait pas ? Sans doute les deux. Il semble que Rothko, avec une particulière acuité lors de ce dîner au Four Seasons, ait compris que son ambition de châtier la clientèle de cet établissement, ou, plus modestement, de susciter chez elle un malaise, était absolument vaine. Il comprend que l'art, et notamment le sien, n'a pas ce pouvoir, et qu'aucun client du Four Seasons n'y verra jamais autre chose qu'un ornement. Et c'est ainsi qu'il rompt le contrat, reprend ses toiles et rend l'argent."
Jean Rolin, Le Ravissement de Britney Spears, Paris, P.O.L, 2011, p. 117-119.