Il convient d'illustrer le concept d'aura, proposé plus haut pour les objets historiques, en l'appliquant aux objets naturels. Nous pourrions définir l'aura comme l'apparition unique d'un lointain, aussi proche soit-il[1]. Parcourir du regard, un calme après-midi d'été, une chaîne de montagnes à l'horizon ou une branche qui projette son ombre sur celui qui somnole, cela veut dire respirer l'aura de ces montagnes et de cette branche. Cette description a l'avantage d'identifier facilement ce qui conditionne socialement le déclin actuel de l'aura. Celui-ci est dû à deux circonstances, l'une et l'autre liées à l'importance croissante des masses dans la vie actuelle. En effet : "Rapprocher" de soi les choses spatialement et humainement est pour les masses actuelles[2] un désir tout aussi passionné que leur tendance à vaincre l'unicité de tout donné en recevant sa reproduction. Chaque jour se fait plus irrésistiblement sentir le besoin de rendre l'objet possédable par une proximité toujours plus intime, dans une image, mieux, dans une illustration, dans sa reproduction. Et il est évident que la reproduction, telle que le journal illustré et les actualités hebdomadaires la mettent à disposition, se distingue de l'image. Unicité et durée sont dans celle-ci étroitement imbriquées, autant que la fugacité et le caractère répétitif le sont dans la reproduction. L'extraction de l'objet hors de son enveloppe, la destruction de son aura, constitue la marque d'une perception dont "le sens pour ce qui est semblable dans le monde"[3] s'est accru au point que, par la reproduction, elle annexe aussi l'unique. Ainsi se manifeste, dans la sphère de la contemplation, ce qui, dans celle de la théorie, apparaît d'une importance croissante, soit la statistique. L'alignement de la réalité sur les masses et des masses sur la réalité est un processus d'une portée illimitée, tant pour la pensée que pour la vision du monde.

Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique [1936], trad. Lionel Duvoy, Paris, Allia, 2014, p. 25-26.

[1] Note du traducteur : Deuxième version : "Qu"est-ce véritablement que l'aura ? Un étrange tissu d'espace et de temps : l'apparition unique d'un lointain, aussi proche soit-il."
[2] Être plus proche humainement des masses peut signifier : évacuer la fonction sociale du champ visuel. Rien ne garantit qu'un portraitiste d'aujourd'hui, lorsqu'il peint un chirurgien célèbre entouré des siens à la table du petit déjeuner, touche avec plus d'exactitude à sa fonction sociale qu'un peintre du XVIe siècle [sic] qui expose au public ses médecins de manière représentative, ce que fit par exemple Rembrandt dans La Leçon d'anatomie.
[3] Note du traducteur : Johannes Vilhelm Jensen, Exotische Novellen, aus dem Dänischen von Julia Koppel, Berlin, S.Fischer, 1919, pp. 41-42.