Son vrai sujet, c'est donc l'intimité de la gestation : tous les moyens disponibles sont exploités pour fonder l'œuvre en tant que produit télescopé d'un processus. Quelles que soient les vicissitudes d'un travail en cours, elles s'inscrivent dans la forme. Les linges mouillés dont on enveloppe la glaise pour lui garder son humidité impriment leur texture sur la poitrine nue du superbe Marcelin Berthelot. Autre exemple : les boulettes de glaise, les bosses provisoires qu'un sculpteur ajoute lorsqu'il a l'intention de donner plus de relief à une surface, restent en place chez Rodin — même s'il décide finalement de ne rien changer ; elles sont même coulées dans le bronze dans une douzaine de portraits de la maturité (Gustave Geffroy, 1905 ; Eugène Guillaume, 1903 ; Baudelaire ; Balzac ; Camille Claudel, au victoria and Albert Museum de Londres, etc.).
Pour que rien ne soit annulé du procès de production, des étais de bois provisoires sont parfois conservés dans les bronzes définitifs, tel celui qui soutient le tendon d'Achille de L'Homme qui marche . Les joints du moulage ne sont nullement brunis. Bien au contraire, Rodin cultive la négligence — ou laisse percer son impatience — lorsqu'il dégage incomplètement un plâtre de son moule, de sorte que la finesse de son modelé reste partiellement étouffée sous les mottes de plâtres informes. Ainsi s'expliquent les excroissances aux hanches du beau Torse de jeune femme de 1909.
Leo Steinberg, Le retour de Rodin, trad. Michelle Tran Van Khai, Paris, Macula, 1991, p. 82-83.