L'UNICITÉ de l'œuvre d'art coïncide avec son intégration dans la continuité de la tradition. À dire vrai, cette tradition elle-même est quelque chose de totalement vivant, d'extraordinairement changeant. Une statue antique de Vénus, par exemple, se trouvait dans un autre contexte de tradition chez les Grecs, qui lui vouaient un culte, que chez les clercs du Moyen âge, qui voyaient en elle une idole maléfique. Pourtant, ce qui se présente de la même façon aux deux, c'est son unicité, en d'autres termes : son aura. Le mode originaire d'intégration de l'œuvre d'art dans le domaine de la tradition trouvait son expression dans le culte. Les œuvres d'art les plus anciennes, nous le savons, sont nés pour servir un rituel, d'abord magique, puis religieux. Il est alors d'une importance décisive que ce mode d'existence auratique de l'œuvre d'art ne soit jamais totalement détaché de sa fonction rituelle[1]. En d'autres termes, la valeur singulière de l'œuvre d'art "authentique" trouve son fondement dans le rituel, au sein duquel elle puisait sa valeur d'usage originelle et première. Celle-ci peut-être transmise à volonté, elle reste présente dans les formes les plus profanes du culte de la beauté, interprétable comme rituel sécularisé[2]. Le culte profane de la beauté, institué à la Renaissance pour dominer durant trois siècles, fait clairement apparaître ces fondements une fois sa période achevée, à l'occasion du premier bouleversement majeur dont il fut l'objet. Quand apparaît en effet le premier moyen de reproduction véritablement révolutionnaire, la photographie (le socialisme naît au même moment), l'art sent venir la crise, devenue évidente après de longs siècles, et y réagit avec la doctrine de l'art pour l'art[3] qui est une théologie de l'art. En a alors directement découlé une théorie négative sous la forme de l'idée d'un art "pur", refusant non seulement toute fonction sociale mais encore toute détermination par le biais d'un sujet concret. (En poésie, Mallarmé fut le premier à atteindre ce point.)
Tenir compte de ces relations est indispensable pour considérer l'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique. Car elles préparent la connaissance, ici décisive : la reproductibilité technique émancipe, pour la première fois dans l'histoire, l'œuvre d'art de son existence parasitaire dans le rituel. L'œuvre d'art reproduite devient, de plus en plus, la reproduction d'une œuvre d'art destinée à être reproduite[4]. Quantité d'épreuves sont par exemple possibles à partir d'une plaque photographique ; la question du tirage authentique n'a aucun sens. Mais dès l'instant où le critère de l'authenticité échoue à évaluer la production artistique, c'est toute la fonction sociale de l'art qui s'en trouve bouleversée. Au lieu de se fonder sur le rituel, elle prend appui sur une autre praxis : la politique.
Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique [1936], trad. Lionel Duvoy, Paris, Allia, 2014, p. 27-30.
[1] La définition de l'aura comme "apparition unique d'un lointain, aussi proche soit-il" ne propose rien d'autre que formuler la valeur cultuelle de l'œuvre d'art dans les catégories de la perception spatio-temporelle. Lointain est le contraire de proche. Le lointain essentiel est ce qui ne peut être rapproché. De fait, ne pouvoir être rapproché est une des principales caractéristiques de l'image cultuelle. Sa nature fait qu'elle demeure un "lointain aussi proche soit-il". La proximité dont on peut apprécier la matière ne détruit pas le lointain, qu'elle conserve après être apparue.
[2] À mesure que la valeur cultuelle de l'image se sécularise, les représentations du substrat de son unicité deviennent plus diffuses. Dans la ée au profit de la singularité empirique du créateur ou de son travail de création. À dire vrai, jamais sans qu'il en reste quelque chose ; le concept d'authenticité ne cesse jamais de renvoyer à un au-delà, qui dépasse ses garanties d'authenticité. (Ceci est particulièrement évident chez le collectionneur, qui garde toujours quelque chose de l'adorateur de fétiches et qui, grâce à sa possession de l'œuvre d'art, participe de sa force cultuelle.) La fonction du concept d'authenticité dans la théorie de l'art reste néanmoins sans équivoque ; avec la sécularisation de l'art, l'authenticité prend la place de la valeur cultuelle.
[3] Note du traducteur : En français dans le texte.
[4] Dans les œuvres cinématographiques, la reproductibilité technique du produit, contrairement par exemple à ce qu'elle est dans les œuvres littéraires ou picturales, n'est pas une condition en soi, issue de l'extérieur, de sa propagation en masse. La reproductibilité technique de l'œuvre cinématographique est immédiatement contenue dans sa technique de production. Celle-ci ne rend pas seulement possible le mode le plus direct de diffusion massive de l'œuvre cinématographique, elle y contraint trés précisément. Elle y contraint parce que la production d'un film est tellement onéreuse qu'un particulier qui pouvait par exemple s'offrir un tableau n'a pas les moyens de se payer le film. En 1927, on a calculé que, pour rentabiliser un grand film, il fallait compter un public de neuf millions de personnes. Avec le cinéma parlant, un mouvement de recul s'opéra assurément ; les frontières de la langue limitaient son public, et ce, au moment même où s'accentuèrent les intérêts nationaux au travers du fascisme. Plus important cependant que cette restriction, au demeurant affaiblie par la synchronisation, il convient de saisir le lien avec le fascisme. La simultanéité des deux phénomènes s'enracine dans la crise économique. Les mêmes perturbations qui ont conduit de manière générale à tenter, par une violence ouverte, de maintenir les rapports de propriété existants, ont amené l'industrie du cinéma, menacée par la crise, à précipiter l'élaboration du cinéma parlant. Son introduction procura alors un soulagement temporaire. Certes, pas seulement parce qu'il fit revenir les masses vers les salles obscures, mais aussi parce qu'il solidarisa de nouveaux capitaux, venus de l'industrie électrique, avec ceux du cinéma. Ainsi, le parlant a-t-il, considéré de l'extérieur, favorisé des intérêts nationaux mais il a aussi, considéré de l'intérieur, internationalisé encore plus qu'auparavant la production cinématographique.