Il y a des êtres qui sont submergés par la réalité des autres, leur façon de parler, de croiser les jambes, d'allumer une cigarette. Englués dans la présence des autres. Un jour, plutôt une nuit, ils sont emportés dans le désir et la volonté d'un seul Autre. Ce qu'ils pensaient être s'évanouit. Ils se dissolvent et regardent leur reflet agir, obéir, emporté dans le cours inconnu des choses. Ils sont toujours en retard sur la volonté de l'Autre. Elle a toujours un temps d'avance. Ils ne la rattrapent jamais.
Ni soumission, ni consentement, seulement l'effarement du réel qui fait tout juste se dire "qu'est-ce qui m'arrive" ou "c'est à moi que ça arrive" sauf qu'il n'y a plus de moi en cette circonstance, ou ce n'est plus le même déjà. Il n'y a plus que l'Autre, maître de la situation, des gestes, du moment qui suit, qu'il est seul à connaître.
Annie Ernaux, Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2016, p. 11.