L'exigence à laquelle répondent les objets anciens[1] est celle d'un être définitif, un être accompli. Le temps de l'objet mythologique, c'est le parfait : c'est ce que à lieu dans le présent comme ayant eu lieu jadis, et qui par cela même est fondé sur soi, "authentique". L'objet ancien, c'est toujours, au sens fort du mot, un "portait de famille". C'est sous la forme concrète d'un objet, l'immémorialisation d'un être précédent — processus qui équivaut dans l'ordre imaginaire à une élision du temps. C'est ce qui manque inévitablement aux objets fonctionnels, qui n'existent qu'actuellement, à l'indicatif, à l'impératif pratique, s'épuisent dans leur usage sans avoir eu lieu jadis et qui, s'ils assurent plus ou moins bien l'environnement dans l'espace, n'assurent pas l'environnement dans le temps. L'objet fonctionnel est efficace, l'objet mythologique est accompli. Cet événement accompli qu'il signifie, c'est la naissance. Je ne suis pas celui qui est actuellement, ça c'est l'angoisse, je suis celui qui a été, selon le fil d'une naissance inverse dont cet objet m'est signe, qui du présent plonge dans le temps : régression[2]. L'objet ancien se donne ainsi comme mythe d'origine.

Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 106-107.

[1] Et, encore une fois, par extension, les objets exotiques : le dépaysement et la différence de latitude équivaut de toute façon pour l'homme moderne à une plongée dans le passé (cf. le tourisme). Objets faits main, indigènes, bimbeloterie de tous les pays, c'est moins la multiplicité pittoresque qui fascine que l'antériorité des formes et des modes de fabrication, l'allusion à un monde antérieur, toujours relayé par celui de l'enfance et de ses jouets.
[2] Deux mouvements inverses : en tant qu'il vient s'intégrer dans le système culturel actuel, l'objet ancien vient, du fond du passé, signifier dans le présent la dimension vide du temps. En tant que régression individuelle, au contraire, c'est un mouvement du présent vers le passé pour y projeter la dimension vide de l'être.