On avançait toujours sur cette piste à peine perceptible que balisaient, tous les deux ou trois kilomètres, des cairns régulièrement dressés. Simples tumulus de pierres entassées par les premiers explorateurs de la région pour marquer leur passage, les cairns avaient d'abord servi de points de repère mais ils pouvaient aussi parfois contenir des objets témoignant de l'activité passée dans la région : vieux outils, restes alimentaires calcifiés, armes hors d'usage et même, parfois, des documents ou des ossements. Ainsi, une fois, un crâne dans les orbites duquel poussaient des brins de sphaigne.
On allait donc ainsi, de cairn en cairn, en visibilité réduite car les moustiques n'étaient pas seuls à obscurcir l'environnement, les brouillards s'y mettaient aussi. Non contents de troubler la transparence de l'air et dérober ainsi les objets au regard, les brouillards pouvaient aussi les grossir considérablement. Contrairement aux choses vues dans un rétroviseur, qui sont toujours plus proches qu'elles en ont l'air, parfois dans l'immensité blanche on croyait à portée de main la sombre silhouette d'un cairn qui était encore à une heure de traîneau.
Jean Echenoz, Je m'en vais, Mdouble Les éditions de minuit, 1999-2001, p. 60-61.