Mais qu'a pu représenter pour Freud — pour le jeune Freud, encore très éloigné de la psychanalyse — la lecture des essais de Morelli ? C'est Freud lui-même qui nous l'indique : la proposition d'une méthode d'interprétation basée sur les écarts, sur les faits marginaux, considérés comme révélateurs. Ainsi, des détails habituellement considérés comme sans importance, ou même triviaux et "bas", fournissaient la clé pour accéder aux produits les plus élevés de l'esprit humain : "mes adversaires", écrivait ironiquement Morelli (une ironie bien faite pour plaire à Freud), "se complaisent à me qualifier comme quelqu'un qui ne sait pas voir le sens spirituel d'une œuvre d'art et qui, de ce fait, donne une importance particulière à des éléments extérieurs, comme les formes de la main ou de l'oreille, et même, horribile dictu, à des objets aussi antipathiques que les ongles[1]". Morelli aurait pu aussi faire sienne la devise de Virgile chère à Freud, choisie comme épigraphe de L'interprétation des rêves : "Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo" (Si je ne puis pas fléchir le Ciel, je remuerai l'Achéron)[2]. En outre, pour Morelli, ces faits marginaux étaient révélateurs parce qu'ils constituaient les moments où le contrôle de l'artiste, lié à la tradition culturelle, se relâchait pour céder la place à des traits purement individuels, "qui lui échappent sans s'en rendre compte[3]". Plus encore que l'allusion, en cette période non exceptionnelle, à une activité inconsciente[4], ce qui frappe ici c'est l'identification du noyau intimes de l'individualité artistique aux éléments soustraits au contrôle de la conscience.
Carlo Ginzburg, "Traces", in Mythes emblèmes traces, Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, Verdier Poche, 1989, p. 230-231.
[1] Cf. Morelli (I. Lermolieff), Della pittura italiana, p. 4.
[2] Le choix du vers de Virgile de la part de Freud a été interprété de différentes manières : voir W. Scoenau, Sigmund Freuds Prosa. Literarische Elemente seine Stils, Stuttgart, 1968, p. 61-73. La thèse la plus convaincante me semble celle de E. Simon (p. 72) selon laquelle l'épigraphe veut signifier que la partie cachée, invisible de la réalité n'est pas moins importante que la partie visible. Sur les implications politiques possibles de l'épigraphe, déjà utilisée par Lasalle, voir le bel essai de C. E. Schorske, "Politique et parricide dans l'Interprétation des rêves de Freud", dans Annales ESC, 28, 1973, p. 309-328 (en particulier p. 325 sq.).
[3] Cf. Morelli (I. Lermolieff), Della pittura italiana, op. cit., p. 71.
[4] Cf. La nécrologie de Morelli rédigée par Richter (ibid., p. XVIII) : "ces indices de détails [découverts par Morelli] qu'un maître donné a l'habitude de mettre et presque inconsciemment…"