Si l'on examinait soigneusement le bord de chaque cratère, au centre de la circonférence de chaque anneau se trouvait un petit cratère si parfaitement placé qu'il avait dû naître d'un bouillonnement du bord, et d'ailleurs on ne voyait rien sur des centaines de kilomètres que des boursouflures et des distensions de terrain comme une peau sous laquelle des furies avaient dû se déchaîner, une étendue stupéfiante et soumise à un travail incessant, presque sans rayons, une surface de bouillonnements pleins de creux, de trous et de bosses comparables à la vue qu'on avait d'un bateau bas sur l'eau : sans horizon on ne pouvait jamais repérer un niveau, on n'avait aucun espoir de se diriger, c'était à croire qu'un mer agitée par le vent s'était sur l'instant pétrifiée. On n'avait aucun sens des distances. En examinant une photographie de la face cachée, il n'était pas possible de dire si cela représentait une surface d'un kilomètre ou de cinq cent kilomètres carrés. Des cratères grands comme New York ne se distinguaient pas de cratères de la taille d'une maison. Tous les ordres de grandeur avaient disparu. Si l'on s'adonnait à ces examens de la Lune, on éprouvait ce sentiments hypnotique de tomber de la grandeur humain dans d'autres grandeurs. On avait soudain l'impression qu'à l'heure de la mort, la conscience risquait de se séparer dans d'autres dimensions, de se dissiper dans d'autres ordres de l'immense et du minuscule, que la conscience pourrait en fin de compte partir dans de lointains voyages vers les microbes, les molécules ou les étoiles. Verseau se passionnait pour la peinture depuis près de trente ans ; amateur des mystères de la forme, il lui a fallu près de trente ans pour comprendre pourquoi Cézanne était le père de l'art moderne et le parrain des photographes de la face cachée de la Lune.
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Cézanne, lui, avait cherché à détruire la surface. Une nappe de n'importe laquelle de ses natures mortes, prise centimètre carré par centimètre carré, ressemblait aux champs de neige des montagnes ; ses pommes pouvaient être les murs tachés de peinture d'une grange, ou les arrondis d'argile d'une roche ; les troncs de ses arbres étaient des colonnes ou des piliers ou des poils vus au microscope. Ses ciels, tache par tache, on pouvait les prendre pour une mer tout aussi bien que pour un chiffon bleu clair ; la peau qui allait du coin de sa bouche était comme le terrain cuit par le soleil de ses collines. En une vie de travail, Cézanne disqualifia la virtuosité de l'artisan et empècha la peinture d'être seulement l'art de capturer les jeux de la lumière sur la matière. Au lieu d'un panorama de monticules et de dépressions sur chaque surface, il montra que les similitudes entre les surfaces étaient maintenant plus profondes que les diffèrences. À mesure qu'il y réussissait, les ordres de grandeur disparaissaient de sa peinture et on ne pouvait pas savoir, en regardant un détail, si c'était l'intérieur d'une fleur qu'il représentait ou l'intérieur d'une tente.
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C'était comme si le siècle à venir s'annonçait déjà dans les veines de ces artistes, comme si le siècle à venir s'en allait explorer la dissolution de tous les ordres de grandeur et amorcer ainsi une quête dans les secrets et les méandres de la mort.

Norman Mailer, Bivouac sur la lune [1969, 1970], trad. Jean Rosenthal, Paris, Pavillon poche Robert Laffont, 1971, 2009, p. 409-411.