Nous avons donc vu se dessiner une analogie entre les méthodes de Morelli, de Holmes et de Freud. Nous avons déjà parlé du lien Morelli-Holmes et du lien Morelli-Freud. De son côté, S. Marcus[1] a parlé de la singulière convergence entre les procédés de Sherlock Holmes et de Freud. Freud lui-même, du reste, exprima à un patient ("l'homme aux loups") son propre intérêt pour les aventures de Sherlock Holmes. Mais à un collègue (T. Reik), qui rapprochait la méthode psychanalytique de celle de Holmes, il parla plutôt avec admiration, au printemps 1913, des techniques d'attribution mises au point par Morelli. Dans les trois cas, des traces même infinitésimales permettent de saisir une réalité plus profonde, impossible à atteindre autrement. Des traces : plus précisément, des symptômes (dans le cas de Freud), des indices (dans le cas de Sherlock Holmes), des signes picturaux (dans le cas de Morelli)[2].

Comment s'explique cette triple analogie ? À première vue la réponse est très simple. Freud était médecin ; Morelli avait été diplômé de médecine ; Conan Doyle avait été médecin avant de se consacrer à la littérature. Dans les trois cas on entrevoit le modèle de la sémiotique médicale : la discipline qui permet de diagnostiquer les maladies inaccessibles à l'observation directe basée sur des symptômes superficiels, parfois insignifiants aux yeux du profane — le docteur Watson par exemple.

Carlo Ginzburg, "Traces", in Mythes emblèmes traces, Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, Verdier Poche, 1989, p. 231-233.

[1] Cf. son introduction à A. Conan Doyle, The Adventures of Sherlock Holmes. A Facsimile of the Stories as they Were First Published in the Strand Magazine, New York, 1976, p. X-XI. Voir en outre la bibliographie finale de N. Mayer, La Soluzione sette per cento, Milan, 1976, p. 214 (il s'agit d'un roman centré sur Sherlock Holmes et sur Freud, qui a eu un succès non mérité).
[2] Cf. M. Gardinier, The Wolf-Man by the Wolf-Man, New-York, 1971, p. 146 ; T. Reik, Ritual (1946) (trad. it. : Il Rito religioso, Turin, 1949, p. 24). Pour la distinction entre symptômes et indices, cf. C. Serge, "La gerarchia dei segni", dans Psicanalisi e semiotica, A. Verdiglione éd., Milan, 1975, p. 33 ; A. Sebeok, Contributions to the Doctrine of Signs, Bloomington (Indiana), 1976.