L'essai traite en effet de ce type d'arrangement avec le monde — ou encore d'usage du monde — qui, en ce début de siècle, consiste à tenir pour rien tout ce qui n'est pas soi-même. Ce procès a une généalogie et un nom : la course vers la séparation et la déliaison. Celle-ci se déroule sur fond d'angoisse d'anéantissement. Nombreux sont en effet ceux qui, aujourd'hui, sont frappés d'effroi. Ils craignent d'avoir été envahis et d'être sur le point de disparaître. Des peuples entiers ont l'impression d'être arrivés au bout des ressources nécessaires pour continuer à assumer leur identité. Ils estiment qu'il n'y a plus de dehors, et qu'il faut, pour se protéger de la menace et du danger, multiplier les enclos. Ne voulant plus se souvenir de rien, et surtout pas de leurs propres crimes et méfaits, ils fabriquent de mauvais objets qui finissent effectivement par les hanter et dont ils cherchent désormais à se défaire violemment.
Possédés par les mauvais génies qu'ils n'ont eu de cesse d'inventer et qui, dans un spectaculaire retournement, à présent les encerclent, ils se posent désormais des questions plus ou moins semblables à celles que durent affronter, il n'y a pas longtemps maintes sociétés non occidentales prises dans les rets de forces autrement plus destructrices — la colonisation et l'impérialisme [1]. Au vue de tout ce qui se passe, l'Autre peut-il encore être tenu pour mon semblable ? Rendus aux extrémités, comme c'est le cas pour nous ici et maintenant, à quoi, précisément, tiennent mon humanité et celle d'autrui ? La charge de l'Autre étant devenue si écrasante, ne vaudrait-il pas mieux que ma vie ne soit plus liée à sa présence, tout autant que la sienne à la mienne ? Pourquoi, envers et contre tout, dois-je malgré tout veiller sur autrui, au plus près de sa vie si, en retour, il n'a de visée que ma perte ? Si, en définitive, l'humanité n'existe que pour autant qu'elle est au monde et est du monde, comment fonder une relation avec les autres basée sur la reconnaissance réciproque de nos communes vulnérabilité et finitude ?
Il ne s'agit manifestement plus d'élargir le cercle, mais de faire des frontières des formes primitives de mise à distance des ennemis, des intrus et des étrangers, tous ceux qui ne sont pas des nôtres. Dans un monde plus que jamais caractérisé par une inégale redistribution des capacités de mobilité et où, pour beaucoup, se mouvoir et circuler constituent la seule chance de survie, la brutalité des frontières est désormais une donnée fondamentale de notre temps. Les frontières ne sont plus des lieux que l'on franchit, mais des lignes qui séparent. Dans ces espaces plus ou moins miniaturisés et militarisés, tout est supposé s'immobiliser. Nombreux sont ceux et celles qui y rencontrent désormais leur fin, déportés lorsqu'ils ne sont pas simplement victimes de naufrages ou électrocutés.

Achille Mbembe, Politiques de l'inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 8-10.

[1] Chinua Achebe, Le Monde s'effondre, Présence africaine, Paris, 1973.