Si Fanon s'attarde tant sur la face ombreuse de la vie en situation de folie (le racisme étant considéré, de ce point de vue, comme une instance particulière du dérangement psychique), c'est toujours pour esquisser un moment affirmatif et presque solaire, celui de la reconnaissance réciproque qui annonce l'avènement de "l'homme comme tous les autres". L'homme "comme tous les autres hommes" a un corps. Il a des pieds, des mains, une poitrine, un cœur. Il n'est pas un amas d'organes. Il respire. Il marche.
Autant il n'y a pas de corps qu'animé et en mouvement — un corps respirant et marchant —, autant il n'y a de corps que le corps qui porte un nom. Le nom est différent du sobriquet : lui, peu importe qui il est ; on l'appellera systématiquement Mohammed ou Mamadou. Le sobriquet, suggère Fanon, est le résultat de la falsification d'un nom original, à partir d'une idée que l'on sait "dégueulasse [1]". Le nom se conjugue avec la face. Il n'y a pas de reconnaissance réciproque sans réclamation de la face d'Autrui comme sinon semblable à la mienne, du moins proche de la mienne. Ce geste de réclamation de la face d'Autrui comme visage dont je suis a priori le gardien s'oppose directement au geste d'effacement qu'est, par exemple, la chasse à son faciès.
Enfin, l'Autre n'est Autre qu'en tant qu'il a une place parmi nous ; en tant qu'il trouve une place parmi nous ; en tant que nous lui faisons place parmi nous [2]. La reconnaissance de l'humain que je suis dans le visage de l'homme ou de la femme qui est en face de moi, telle est la condition pour que "l'homme qui est sur cette terre" — cette terre en tant que le chez soi de tous — soit plus qu'un amas d'organes et plus qu'un Mohammed. Et s'il est vrai que cette terre est le chez soi de tous, alors il ne peut plus être exigé de qui que ce soit de retourner chez lui.
Achille Mbembe, Politiques de l'inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 120-121.
[1] Frantz Fanon, Pour la révolution africaine, in Ĺ’uvres, La Découverte, Paris, 2011, p. 702.
[2] Ibid., p. 701.