Chez Fanon, une telle répudiation n'est pas nécessaire. L'humanité est en permanence en création. Son fond commun est la vulnérabilité, à commencer par celle du corps exposé à la souffrance et à la dégénération. Mais la vulnérabilité est aussi celle du sujet exposé à d'autres existences qui, éventuellement, menacent la sienne. Sans une reconnaissance réciproque de cette vulnérabilité, il n'y a guère de place pour la sollicitude, et encore moins pour le soin.
Se laisser affecter par autrui — ou être exposé sans armure à une autre existence — constitue le premier pas vers cette forme de la reconnaissance qui ne se laisse guère enfermer ni dans le paradigme du maître et de l'esclave ni dans la dialectique de l'impuissance et de l'omnipotence, ou du combat, de la victoire et de la défaite. Au contraire la sortie de relation qui en résulte est une relation de soin. Du coup, reconnaître et accepter la vulnérabilité — ou encore admettre que vivre, c'est toujours vivre exposé, y compris à la mort — est le point de départ de toute élaboration éthique dont l'objet, en dernière instance, est l'humanité.
D'après Fanon, cette humanité en création est le produit de la rencontre avec "le visage d'autrui", celui-là qui par ailleurs "me révèle à moi-même"[1]. Elle commence par ce que Fanon appelle "le geste", c'est-à-dire "ce qui rend possible une relation" [2]. Il n'y a en effet d'humanité que là où le geste — et donc la relation de soin — est possible ; là où l'on se laisse affecter par le visage d'autrui ; là où le geste est rapporté à une parole, à un langage qui rompt le silence.
Achille Mbembe, Politiques de l'inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 161-162.
[1] Frantz Fanon, Écrits sur la liberté et l'aliénation, La Découverte, Paris, 2015, p. 181.
[2] Ibid., p. 182.