Le corps propre est le corps de quelqu'un, le corps d'un sujet, mon corps et ton corps. Car si l'introspection peut être naturalisée, en revanche la connaissance externe peut être personnalisée. L'intropathie (Einfühlung) est précisément la lecture du corps d'autrui comme signifiant des actes qui ont une visée et une origine subjective. La subjectivité est donc "interne" et "externe". C'est la fonction sujet des actes de quelqu'un. Par la communication avec autrui, j'ai un autre rapport avec le corps, qui n'est ni enveloppé dans l'aperception de mon propre corps, ni inséré dans une connaissance empirique du monde. Je découvre le corps en deuxième personne, le corps comme motif, organe et nature d'une autre personne. Je lis sur lui la décision, l'effort et le consentement. Ce n'est pas un objet empirique, une chose. Les concepts de la subjectivité (du volontaire et de l'involontaire) sont formés par cumulation de l'expérience privée de sujets multiples. D'un côté, par récurrence de la conscience d'autrui sur ma conscience, cette dernière se transforme profondément : je me traite moi-même comme un toi qui dans son apparence externe est expression pour autrui ; dès lors, me reconnaître moi-même, c'est anticiper mon expression pour un toi. D'autre part la connaissance de moi-même est toujours à quelque degré un guide dans le déchiffrement d'autrui, bien qu'autrui soit déabord et principalement une révélation originale de l'intropathie. Le toi est un autre moi. Ainsi se forment par contamination mutuelle de la réflexion et de l'intropathie, les concepts de la subjectivité qui valent d'emblée pour l'homme mon semblable et dépassent la sphère de ma subjectivité. On comprend dès lors comment l'on passe du point de vue phénoménologique au point de vue naturaliste, non par inversion de l'interne vers l'externe, mais par dégradation et de l'interne et de l'externe. Mon corps est délié de mon empire subjectif, mais aussi ton corps est délié de son expression subjective. Le corps inerte et inexpressif est devenu objet de science. Le corps-objet, c'est le corps de l'autre et mon corps arrachés au sujet qu'ils affectent et expriment.

Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 1. Le Volontaire et l'Involontaire [1950], Paris, Essais Points, 2009, p. 28-29.