C'est principalement à l'occasion de mes rapports avec autrui, dans un contexte social, que je forme la conscience d'être l'auteur de mes actions dans le monde et, d'une façon plus générale, l'auteur de mes actes de pensée ; quelqu'un pose la question : qui a fait cela ? Je me lève et je réponds : c'est moi. Réponse : responsabilité. être responsable, c'est être prêt à répondre à une telle question. Mais je peux aller au-devant de la question et revendiquer cette responsabilité que l'autre pourrait ne pas remarquer ou contester. L'affirmation de soi peut alors porter l'accent vaniteux de la complaisance, l'autre étant invoqué pour attestation et applaudissement ; c'est l'autre qui me consacre comme moi. La rivalité, la jalousie, la comparaison aigre etc. font à la conscience du moi une orchestration passionnelle dont nous aurons plus tard à faire la difficile exégèse.
Et pourtant nous pressentons que l'autre n'a point introduit en moi du dehors, mais seulement suscité, comme un révélateur privilégié, cette aptitude à m'imputer mes actes qui doit être inscrite dans mes actes les moins réfléchis. Aussi bien la vie avec l'autre peut-elle être notre commun sommeil, notre similaire abolition dans le "On" anonyme. L'affirmation de soi est alors le geste de sortir, de se montrer, de se porter en avant et d'affronter. Le "On" ne répond pas à la question : qui pense ainsi, qui fait courir ce bruit ? par ce que "on" n'est personne. Il faut que quelqu'un sorte de la foule où chacun — où tout-le-monde — se cache. Contre le "on", "je" prends sur moi l'acte, je l'assume [1].
Toutes ces expressions — se réveiller, se reprendre, sortir, se montrer, affronter — font apparaître la conscience de soi comme un arrachement : mais je ne m'arrache aux autres, en tant qu'ils ne sont personne, que si je m'arrache moi-même, en tant que je me suis aliéné, c'est-à-dire livré à d'autres qui ne sont personne. Il faut donc chercher dans la conscience même les sources de la conscience de soi, au regard de laquelle les autres ne sont qu'une occasion, une chance, mais aussi un péril et un piège.
Or en me réveillant de l'anonymat, je découvre que je n'ai d'autres moyens de m'affirmer que mes actes mêmes.

Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 1. Le Volontaire et l'Involontaire [1950], Paris, Essais Points, 2009, p. 82-83.

[1] MARCEL, Homo viator, "Moi et Autrui", p. 15 sq. ; Du refus à l'invocation, sur l'acte et la personne, p. 139-157.